Notes prises lors de la conférence de Jacqueline Chabbi, « Le Coran, Comment lire un texte sacré du point de vue de l’histoire » le 19 03 2018

Le Coran, Comment lire un texte sacré du point de vue de l’histoire

La question se pose de la même façon au christianisme et au judaïsme et produire une lecture historique  du Coran (comme de la Bible) provoque des remous. Un historien n’est pas là pour donner des leçons aux croyants, les historiens parlent aux historiens. Il faut que les croyants sachent que le passé qu’ils se représentent à l’époque où ils vivent n’est pas le passé tel qu’il a été vécu par les gens de l’époque à laquelle ils se réfèrent. Quand on regarde le passé, on reconstruit toujours le passé, on le réinvente.

La caractéristique de tous les textes sacrés est de traverser les âges et pour le Coran c’est environ 1400 ans. Peut-on plonger sans précautions 1400 ans en arrière, dans une société qui n’est pas la nôtre. Tous les textes sacrés ont une antériorité millénaire, ce sont des textes voyageurs. Un historien s’intéresse au texte en lui-même en tant qu’objet texte et pas au fait qu’il soit divin ou pas. Il s’intéresse au texte dans son expression.

Ces textes sont des voyageurs sans bagages : une fois que le texte est fixé, est devenu une référence, le texte en ses mots ne bouge pas. Les mots restent identiques, surtout quand ils restent dans la même langue, le Coran ayant été très peu traduit. Il y a eu des traductions latines au Moyen Age, mais ces traductions sont faites dans l’idée de défendre le christianisme par rapport à l’islam, pas pour le connaître.

Si les mots voyagent, le sens que l’on donne aux mots ne voyage pas. Ce que l’on veut dire n’est jamais reçu passivement [Cf. processus de communication : émission et réception d’un message : la réception est toujours une reconstruction du sens à partir de ce qu’on est.] Un texte qui voyage fait l’objet d’une reconstruction du sens à chaque époque, dans chaque milieu. Quand il s’agit d’un texte sacré, l’historien a face à lui un texte unique dans ses mots, mais des sens successifs qui répondent aux différentes époques, que l’on peut appeler des lectures : chaque époque produit sa propre lecture et chaque époque a l’illusion de détenir la vérité intemporelle de la lecture. 0r la vérité est toujours la vérité de quelqu’un ; d’un point de vue historique quelqu’un est toujours de quelque part, dans une société, dans une époque et ce qu’il comprend il le comprend à partir de son positionnement dans sa société. Dans chaque société il y a une mentalité commune, même si elle admet des variantes.

Quand on veut comprendre le texte, on doit toujours se demander est-ce que c’est moi qui veut comprendre pour moi, ou est-ce que je veux comprendre le sens qui a été donné à ce texte dans tel moment du passé dans telle société. Le croyant va essayer de retrouver la vérité du texte d’origine, mais si on mélange les corpus et les croyances on tombe dans l’anachronisme.

Face à un texte sacré, il n’est pas possible d’être fidèle au passé tel qu’il a été, on ne connait pas le passé, on reconstruit un passé fantasmé, on projette, on extrapole et donc en réalité, on est infidèle. La lecture directe est sélective en fonction de ce que l’on est, de ses attentes. On recherche un texte qui nous convient, on extrait un miroir de nous-même.

A quoi ressemble l’objet Coran ?

Il est différent des textes bibliques qui sont des récits fabriqués dans le temps à partir d’éléments divers. Le Coran est un texte en morceaux, il n’y a pas de narration suivie. Les corpus thématiques (le paradis, la création, la vie en société…) sont dispersés dans le Coran.  Il faut un savoir important pour repérer et constituer un corpus.

L’arabe est une langue sémitique dont la grammaire a peu évolué, ce qui a évolué, c’est le sens des mots. Les mots sont liés à un contexte, à un terrain. La langue arabe était restreinte à la péninsule arabique et donc liée à un milieu aride. A partir de l’arabe moderne on n’est pas sûr de comprendre le sens.

De plus, si on ne connait pas l’arabe, on est face aux traductions or celles-ci ne sont pas toujours fiables (la traduction de Kasimirski est la première traduction moderne en français, mais elle a été modifiée sans son aval et cette version modifiée a été reprise par de nombreux traducteurs.). Beaucoup de traducteurs se sont basés sur les exégèses médiévales du Coran, qui sont des études de combat, polémiques et postérieures au texte.

Le texte du Coran est stabilisé à la fin du 7ème siècle, une cinquantaine d’années après la mort de Mohamed, sous l’empire omeyyade à Damas. Pour des raisons sans doute politiques car en face de l’empire omeyyade il y a l’empire byzantin, qui a des livres sacrés. Les premières exégèses arabes, non traduites, datent de 2 ou 3 siècles après, notamment celle de Tabari, grand historiographe et exégète, contemporain de la dynastie des Abbassides (les premiers à ouvrir l’Islam aux populations extérieures à l’Arabie).

Que peut-on retrouver du terrain réel dans lequel s’est dite la parole réelle ?

Au départ, Mohamed, qui n’est pas très considéré dans sa tribu, comme homme sans fils, sans postérité, veut une réforme et une meilleure solidarité entre les clans qui habitent à la Mecque et imposer un culte à la divinité qui protège la tribu. Pour soutenir sa réforme, il fait des emprunts bibliques, qu’il « coranise » (la Bible est connue au Yemen depuis 2 siècles). Il n’arrive pas à convaincre sa tribu et il en est chassé. Il s’enfuit à Médine dans une tribu apparentée à la sienne. A Médine, il y avait plusieurs tribus dont des juifs. Et là il va essayer de convaincre les juifs de le soutenir et les juifs vont s’opposer à lui, ne pouvant admettre sa « coranisation » de la Bible. D’où les insultes de plus en plus fortes contre les juifs, la loi tribale interdisant de combattre quelqu’un qui ne vous a pas attaqué. Finalement pour pouvoir les éliminer, dans le contexte tribal, ils seront accusés de trahison. Le conflit avec les juifs est d’ordre politique.

La socialité de cette époque est tribale, le Coran reflète la société traditionnelle tribale et la violence du Coran reflète la violence des origines. Dans le monde tribal, la violence est limitée, mourir c’est affaiblir son clan car les hommes servent à défendre la tribu. La règle tribale reprise par le Coran est une sorte de loi du talion : à une insulte, on répond par une insulte, une mort demande une mort. Le but des razzias n’est pas de convertir ou de tuer les ennemis, mais de faire du butin. On laisse en vie pour que recevoir un tribut, pour que cela rapporte et pour éviter la loi du talion qui réclame une mort en retour.

A Médine, Mohamed devient un chef tribal et organise des razzias victorieuses contre ceux qui ne sont pas ses alliés. Devant ses résultats, les médinois se rallient peu à peu à son autorité et à son message. La réussite de Mohamed est d’abord un succès politique avant d’être une réussite spirituelle. La politique de Mohamed a pour but d’amener son ancienne tribu à adhérer à l’alliance d’Allah, la razzia a pour but non d’éliminer mais d’amener la tribu de la Mecque à se rallier, ce qui aura lieu deux ans avant la mort de Mohamed.

Mohamed meurt en 632 et l’expansion tribale, qui dure 15 ans, aboutit à la conquête du Proche Orient, s’arrête à la barrière du Taurus dans la plaine de Cilicie, au pied du Caucase, en Asie Centrale, en Egypte, au Maghreb et jusqu’à l’Espagne. Cette expansion est suivie de 7 ans de guerre civile entre les tribus arabes pour gagner le pouvoir, sous le règne d’Ali (cousin du prophète, assassiné par un ancien partisan). Une tribu mecquoise, les Omeyyades, qui se sont réconciliés avec Mohamed avant sa mort, prennent le pouvoir, sortent d’Arabie et s’installent à Damas. Ils gouvernent un empire qui va de l’Asie Centrale à la quasi-totalité de l’Espagne.

Mais les élites de l’empire sont toujours tribales. Il n’y a pas de chroniqueurs, tout ce qui est important se passe à l’oral. L’art oratoire et la poésie sont très importants. La mentalité pragmatique des tribus, habituées à une économie de survie, qui cherche à éviter les pertes, humaines ou économiques, fait qu’il n’y a pas de destruction majeure, les Omeyyades utilisent les anciens fonctionnaires sur place, le système administratif, économique va continuer d’exister. Il n’y a pas d’incitation à la conversion. Pour se convertir, il faut s’affilier à une tribu qui vous accepte.

C’est après la conquête que commence la confrontation avec le christianisme. Il s’agit d’une confrontation politique avec l’empire byzantin. Cf les inscriptions dans le déambulatoire de la coupole du Dôme du Rocher à Jérusalem : à l’extérieur 5 fois Mohamed, esclave de Dieu, messager de Dieu et à l’intérieur Jésus même titulature : l’empereur omeyyade s’adresse aux byzantins pour dire Mohamed succède à Jésus, on passe du christianisme au Coran. Il s’agit d’une confrontation politique.

La transformation en empire se fait en quelques décennies, mais la transformation de la société tribale en société d’empire se fait en 2 siècles environ. L’islam comme religion a mis 2 siècles à se mettre en place.

En 750, un autre clan mecquois, les Abbassides, arrive au pouvoir. Ils transfèrent leur capitale à Bagdad. Tout change et ils vont mettre fin au système tribal. Les populations de l’empire peuvent se convertir et elles vont le faire pour différentes raisons : les nestoriens rejetés par l’empire byzantin et qui vivent dans l’empire perse éprouvent le besoin de s’intégrer et se cherchent une ascendance mythique ; l’empire perse est en pleine décomposition, en pleine guerre civile, les iraniens sont d’autant plus incités à s’intégrer dans le nouvel empire. On invente des mythes qui passent pour des faits historiques réels.

Ces convertis vont influer sur la religion et une nouvelle religion va s’inventer. L’Islam d’aujourd’hui commence à se construire avec les populations converties. Les chrétiens du 3ème siècle de l’hégire vont lire le Coran avec leur a priori, leur connaissance du texte biblique Il y a un phénomène d’interculturalité, d’hybridation généralisée.

L’Islam se construit du point de vue juridique, théologique, mystique. Il va y avoir une première théologie musulmane pensée par de grands intellectuels, nourris de philosophie grecque. La sîra, la vie du prophète, commandée par les Abbassides qui appartenaient au clan tribal du prophète, est mise par écrit à ce moment là.

Le Coran n’a pas pu être mis par écrit du temps de Mohamed, car dans cette société de l’oralité, c’est la mémoire qui garde. Chaque peuple est censé avoir un destin que Dieu révèle au peuple qu’il choisit par l’intermédiaire d’un messager, mais il est interdit de mettre par écrit ce qui est révélé. Mais une légende se crée car on ne conçoit pas que l’on n’est pas mis par écrit pour transmettre, c’est une représentation postérieure d’une société qui écrit les choses pour les garder. Or les plus anciens feuillets retrouvés datent des Omeyyades, soit la seconde moitié du 7ème siècle, ce qui correspond à la confrontation avec l’empire byzantin. Les passages concernant les chrétiens sont problématiques, car Mohamed n’avait pas eu affaire aux chrétiens et ne s’était pas confronté à eux. Il y a une méconnaissance de l’historicité réelle.