le silence du Bouddha – partage de lecture

Le silence de Bouddha 

« Le silence de Bouddha » de Ramon Pannikar (2006) Actes Sud

Face à quelles questions le Bouddha fait-il silence ? Selon les textes cités dans la partie centrale de l’ouvrage, il est sollicité sur des énigmes spécifiquement liées à son enseignement : l’existence du Nirvana, la permanence de l’Atman (âme ?) au long des transmigrations, son rapport au corps… L’auteur suggère de transposer ces thèmes à celui de l’existence de Dieu, en quoi se condense, selon lui, les questions ultimes posées par la faillite actuelle de l’Occident chrétien. Sans revenir sur les débats passés de l’apologétique classique, il démontre que cette question reste au centre de la crise du sens que traversent aujourd’hui nos sociétés, et dont les principaux indices sont l’affaiblissement des grandes religions – et des idéologies comme le marxisme –, la crise des démocraties, l’amenuisement de la conscience d’une responsabilité collective, etc. Bref, selon Panikkar, « l’humanité semble au bout du rouleau. » (p. 39)

Les interrogations formulées par les interlocuteurs du Bouddha ne sont pas comprises comme des “problèmes”appelant une “solution”. Selon les textes de la tradition, le  Bouddha ne répond pas par l’affirmative ou la négative aux questions, il donne tort à ceux qui répondent par l’affirmative, aussi bien qu’à ceux qui répondent par la négative, et aussi à ceux qui prétendent que les premiers ou les seconds se trompent… Cette entorse au principe de non-contradiction suggère soit que la question est mal posée, soit qu’elle exige autre chose qu’une réponse. A mesure que se déploie l’interprétation donnée par Panikkar, il apparaît que la quête d’une réponse à ce genre de questions, comme à celle de l’existence de Dieu, exige de sortir de l’argumentation, et même du langage. Une telle recherche engage sur un cheminement qui n’est plus d’ordre intellectuel : le silence du Bouddha est une invite au silence, à la méditation, au retour sur soi, au dépouillement de ses certitudes sur l’existence humaine…

Jésus dit-il autre chose à ses disciples ? Au repas pris à la veille de sa passion, en réponse à une demande d’un disciple « Maître, montre-nous le Père et cela nous suffit », le quatrième évangile fait dire à Jésus : « celui qui m’a vu a vu le Père ». Plus loin dans sa réponse, il précise : « tout ce que j’ai entendu auprès de mon père, je vous l’ai fait connaître », et il termine son discours en rappelant : « ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres » (Jn 14 8-9, 15.15, 17). Jésus rabat la question de Dieu sur sa personne et son enseignement. Le lendemain, il meurt et, le troisième jour, ceux qui vont au tombeau le découvrent vide. Il ne reste aux disciples – aujourd’hui comme alors – que l’enseignement du Maître : « Aimez-vous les uns les autres ». Qu’ont-ils besoin de savoir de plus ?

On peut interpréter ce dernier dialogue, cet extrait du dernier dialogue rapporté par l’évangile de Jean, comme un point d’arrêt de Jésus à la question des disciples sur Dieu. Il est le dernier mot face à toute interrogation de ce genre qui pourrait surgir dans le cours d’une spéculation théologique ou dans la voie d’une quête spirituelle.

Ce qui rapproche le christianisme et le bouddhisme dans leur point d’arrêt aux questions ultimes est donc une sorte de “pragmatisme” avant la lettre : des réponses ne sont pas nécessaires pour vivre et agir en disciple. Le silence du Bouddha renvoie en outre, selon Panikkar, d’une part à la non-pertinence de la question, d’autre part à un défaut essentiel de ceux qui la posent. Poser une question sur les réalités dernières, c’est se prétendre en mesure de les capter dans les rêts de la connaissance, à la façon dont les hommes parviennent à un savoir sur les faits de la nature. Il y a ici deux erreurs.

D’abord le questionneur y oublie son statut de créature : prétendre pouvoir atteindre par le langage son créateur, c’est le situer au même niveau que soi, et c’est donc se prendre pour un petit dieu, ou encore nier le fait d’avoir été créé. L’histoire de la métaphysique démontre l’échec des théodicées, de la recherche de preuves, des systèmes prétendant articuler le monde et Dieu. Le travail sur les diverses acceptions du mot “être” – nom, participe, infinitif – parvient difficilement à préserver l’écart entre le créateur et la création. Que reste-t-il de ces tentatives sinon le désir de l’homme de s’attribuer un statut supérieur à celui de la fleur qui se fane et que le vent emporte…

La seconde méprise concerne le langage : c’est un outil de communication qui permet de décrire le réel concret, mais dont la limite est justement celles du réel concret (voir à ce propos l’annexe  sur le silence de Wittgenstein). Certes le langage fournit à l’homme un instrument de maîtrise intellectuelle de son univers, mais les mots ne permettent que de désigner le réel, non d’avoir un savoir total sur la réalité, laquelle conserve une grande part de mystère.  On pourrait opposer à cela que la propension à parler de ce qui est ineffable, de ce qui échappe à l’expérience empirique, repose pour une large part sur la disponibilité dans les langues du mot “Dieu”. Mais ce mot ne fonctionne normalement que dans le registre de l’invocation ; lorsqu’il sert d’appui pour élaborer une théologie, il devient un piège pour l’esprit. Par conséquent l’énigme du mot, elle aussi, invite à une attitude plus humble face aux limites du langage et de l’intelligence. Ou plutôt elle incite à un retour réflexif sur la condition humaine et sur les présupposés de la question qui la rendent incongrue.

Loin de mépriser les énigmes que ses disciples lui posent, Bouddha en fait le pivot d’une conversion à la « voie moyenne » qui constitue le cœur de son enseignement. Jésus, lui, rappelle à Philippe que, par son enseignement et par son exemple, il a par avance répondu à la question. Cette divergence des deux attitudes renvoie à l’écart entre une tradition de l’éveil et une religion issue d’une révélation.

Malgré les déformations qu’a subie la figure du Bouddha dans certaines branches du bouddhisme, Gautama n’a jamais prétendu être à un autre niveau que ses disciples. Il est mort et son corps a été incinéré. Il n’a pas fondé de religion. Ou plutôt son enseignement dé-lie ses disciples de toute religion théiste. Selon Panikkar, « seule une religion athée peut véritablement être religion ; le reste est pure idolâtrie, adoration d’un Dieu ouvrage de nos mains ou de notre esprit » (p. 183)

Le Christ apparaît dans le cadre d’une révélation de Dieu, avec qui il définit sa relation comme celle d’un fils avec son père. La fin de sa mission, sa mort, est décrite aussi comme un “retour au Père”. On peut proposer de le comprendre ainsi : la tradition juive tardive propose de concevoir que le premier geste du Créateur consiste à libérer un espace pour la création en effectuant un retrait de Soi ; ainsi le monde créé dispose d’autonomie et l’homme de la liberté.
Alors la mort de Jésus serait, elle aussi, un retrait du monde des hommes,
un départ vers la “retraite” du Père, une sortie qui, de la même façon, donne à l’homme une possibilité nouvelle – « il est bon pour vous que je m’en aille » (Jn 16.7) –, celle de vivre par la foi.

“Vivre par la foi”, ce qui est demandé au disciple de Jésus-Christ semble paradoxal avec le silence de celui-ci sur Dieu, au moins tant que nous prenons la foi comme adhésion à un contenu déterminé : « je crois en Dieu tout-puissant… ». Le paradoxe est levé si nous revenons sur les occurrences de “foi” et de “croire” dans les évangiles synoptiques. On y rencontre deux usages grammaticaux du verbe “croire”, l’un, transitif, est suivi d’un contenu – la foi, c’est croire que le Royaume est proche, etc. – l’autre, plus fréquent, est utilisé dans un mode intransitif : « tout est possible à celui qui croit » (Mc 9.23). De même, si certaines occurrences de foi lui assigne un déterminant, par exemple « ayez foi en Dieu » (Mc 11.22), le plus souvent le  mot reste indéterminé : « jamais je n’ai rencontré une telle foi chez les enfants d’Israël ! » (Mt 8.10).

Précisons ce sens intransitif  en l’explicitant dans l’épisode du paralytique descendu devant Jésus par le toit. Celui-ci « voit leur foi » (Mc 2.5). Où la voit-il, la foi de ceux qui lui ont amené le paralytique, sinon dans leur action, ou plutôt dans l’attitude qui est au principe de cette action. Ce qui caractérise la foi, au sens premier, indéterminé du mot, c’est l’ouverture de l’être à la possibilité d’un événement totalement neuf. Certes, pour les évangélistes, cet événement est la personne de Jésus, son enseignement et les miracles qu’il accomplit, et il n’est guère difficile de passer d’un usage intransitif de croire à un usage transitif : croire en Jésus, ou croire qu’avec Jésus, le Royaume est arrivé. Pourtant Jésus accentue l’indétermination de la foi lorsqu’il prend un petit enfant comme modèle à suivre pour accéder au Royaume (Mc 10.15). Que manifeste un enfant de trois ou quatre ans, qui justifie qu’il soit offert comme parabole de l’accès au Royaume ? C’est sa confiance totale dans le monde qui le porte à aller spontanément vers tout ce qui lui est nouveau – au risque d’expériences douloureuses ou dangereuses  que les adultes anticipent pour lui…

Nous ne sommes plus aussi naïfs que nous l’étions à cet âge, et pourtant, en dépit du déniaisement apporté par l’expérience et l’éducation, Jésus nous demande de retrouver cette attitude d’ouverture, de faire confiance, de surmonter la crainte – « ne craigniez pas » répète-t-il souvent à ses disciples – , d’être en permanence dans une posture d’accueil à ce qui vient, et, pour le dire d’un mot, de se donner sans réserve à ce qui advient.

Or, si on accepte de voir là une radicalisation de la foi inscrite dans l’enseignement évangélique, force est de constater que celle-ci peut être contradictoire avec l’adjonction d’un contenu au mot “foi”. « La foi est un pur acte d’ouverture ; toute objectivation l’altère ou l’aliène. Même la présence de Dieu empêche l’ouverture constitutive de la foi. » Ce passage du livre de Panikkar (p. 283) est suivi de la citation d’un adage connu de la tradition bouddhique : « si tu rencontres le Bouddha, tue le Bouddha ! »

Car la foi est le dynamisme qui pousse l’homme sur la Voie, c’est ce qui le fait marcher – « Lève-toi et marche… » –, c’est ce qui lui permet de dépasser les obstacles, les scandales, ce qui le délivre de la peur – « ne crains pas… ». Cette conception énergétique de la foi s’accorde avec l’impératif de retrouver l’attitude de l’enfant, car la foi peut se définir comme la posture de perpétuel commencement de celui qui a quitté le grabat de son “moi”, de son poids et de ses scories. A l’imitation de Paul « oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être… » (Ph 3.13), le croyant devrait être, selon Panikkar, « le point de départ constant qui ne se soutient pas lui-même » (p. 266), ce qui s’ajuste exactement à une proposition ontologique qu’il a émise plus haut dans son argumentation : «  exister, c’est transiter dans l’expérience. » (p. 203).

Cette redécouverte de la foi comme don total de soi rejoint l’exigence demandée au disciple du Bouddha, celle qui fait l’attrait actuel du bouddhisme dans l’Occident parce qu’elle prend le contre-pied des normes individualistes dictées aux membres de la société moderne. Mais, dans ce cadre dynamique, le dépouillement n’est plus seulement une ascèse du désir, elle devient communion avec la contingence des êtres, solidarité dans l’abandon avec les oiseaux du ciel et les lys des champs (Mt 7.25-34). L’acceptation de cette contingence totale est seule à même de permettre à l’intuition d’accéder à « la relation intime et constitutive aux autres étants, [celle qui permet de comprendre] qu’il y a au fond une unité radicale qui n’uniformise pas les choses, mais permet justement qu’elles soient uniques » (p. 261).

Bien plus, cet enseignement du Bouddha, reformulé par Panikkar, inscrit ce précepte dans l’ordre divin entr’aperçu grâce aux paroles de Jésus. La trinité n’est en effet que relations : le Fils n’est fils que par rapport au Père et sa “réalité” coïncide avec ce lien filial. Ce pourquoi le silence de Jésus, à la question posée par Philippe lors de la Cène, invite ses disciples à aller vers cet abandon total de soi qu’il exprimera plus loin dans son ultime prière (Jn 17), à se convertir à la relativité radicale qui apparaît finalement comme la loi de l’exister : « la relativité radicale est l’ouverture constitutive de tout l’univers dans toute ses relations » (p.256).

Cet appel à une conversion complète de la “personne” approfondit le sens de la parabole de l’enfant, elle renvoie à l’individu – prétendument riche, dans la mentalité occidentale, d’expériences, de compétences, de sciences… – à la pauvreté de sa gestation et de sa naissance, et à la dette qu’il y a contractée. L’existence doit être considérée par l’être humain comme acquittement de cette dette inépuisable qui remonte, au delà de ceux qui lui ont donné la vie, au principe même de la vie, qu’il sait désormais être relation de don total, et donc – risquons le mot – “amour”.

« Le chemin est reconquête… [et la démarche, retour] : l’unité est à l’origine… La perfection ne consiste pas à se remplir d’être, à parvenir à être ce qu’on n’est pas (encore), mais à se vider d’être, à cesser d’être ce qu’on est (encore). » (p. 262) Cet aboutissement, dont l’accent rappelle Maître Eckhart, est à rapprocher de l’hymne de la Lettre aux Philippiens (Ph. 2.5-11) : Jésus a ouvert, par sa passion et sa mort, la possibilité de vivre cette perfection du Père qu’il a enseignée – « soyez parfaits comme votre Père du ciel est parfait » Mt 5.48 .

Le chemin offert au disciple du Christ n’est pas la voie du disciple du Bouddha. Celle-ci est un éveil à ce qui est donné d’emblée, et dont il faut acquérir la pleine vision. Celui-là est le fruit d’une révélation qui est rédemption, en sorte que Jésus peut s’identifier à la Voie. Ce à quoi est invité le disciple n’est pas de l’ordre d’une “prise de conscience”, mais d’une transformation de l’être, semblable à celle que constatait Paul sur lui-même en s’écriant : « je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. » (Gal 2.20)

On peut comprendre en quoi tout cela esquisse la modalité d’un athéisme religieux. “Athéisme” en ce qu’une distance se creuse avec toute forme de religion, et même avec l’idée traditionnelle de religion. Et quand même “religieux”, parce qu’à l’inverse de l’athéisme humaniste, il n’y est pas question, dans une telle posture, de promotion du statut de l’homme, mais au contraire de la fixation, pour l’être humain, d’un horizon d’humilité, d’abandon de soi et de don sans limite. A rebours des tendances actuelles de la société occidentale, en particulier de son exaltation de l’individu, l’homme est invité à se considérer comme la plante qui, en apparence, s’épanouit, se dessèche et disparaît, balayée par le vent, mais qui ne cesse d’exister du fait du principe qui l’a fait naître et dont la floraison n’est que l’acquittement de ce don.

ANNEXE : LE  SILENCE  DE WITTGENSTEIN

Les lignes qui suivent n’ajoutent rien à la compréhension du Silence du Bouddha. Elles épinglent seulement la convergence d’un argument de Panikkar avec celui d’un des textes philosophiques les plus importants du XXe siècle. Ludwig Wittgenstein (1889-1951) n’a publié de son vivant que deux ouvrages, le Tractatus logico-philosophicus (désormais TLP) et les Recherches philosophiques. Le premier document, dont il sera question ici, se situe dans la mouvance de la philosophie critique, la tentative inaugurée par Kant de cerner les limites de l’esprit humain à partir de l’exploration de ses facultés. On trouve dans les dernières lignes des énoncés, dont la proximité avec la question de l’impossibilité de répondre aux questions ultimes, méritent une reconsidération de la façon dont le TLP a été reçu par la plupart des philosophes. Un ouvrage récent d’Emmanuel Halais(1)permet de saisir cette portée inédite du texte de Wittgenstein pour un regard concerné par de telles questions. Voici d’abord  quelques aphorismes du TLP qui repèrent globalement une proximité avec l’ouvrage de Panikkar. Et d’abord le dernier, le plus souvent cité :

  1. – Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. Dans les passages qui le précèdent, on peut lire des affirmations qui précisent ce qui ne peut être exprimé par le langage – la mystique et l’éthique, le sens du monde et l’énigme de l’existence humaine. En effet, le langage examiné selon les axiomes du TLP est uniquement ajusté à la description du monde.

6.41(2)  – Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde.

6.421 – Il est clair que l’éthique ne se peut exprimer.

6.44    – Ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est.
Quant à ce qui peut éclairer le silence auquel invite le dernier aphorisme, on peut trouver, quelques lignes plus haut, un résumé de l’usage possible de l’ouvrage :
6.54 – Mes propositions sont élucidantes [si] celui qui me comprend les reconnaît à la fin dénuées de sens, [et] si, passant par elles – sur elles, par dessus elles – il est monté pour en sortir. Il faut qu’il surmonte ces propositions ; alors il acquiert une vision correcte du monde.

Avant d’affiner la proximité de ces extraits avec certaines pages de Panikkar, il convient de dire quelque chose du TLP et d’indiquer les circonstances dans lesquelles il a été écrit ; ceci légitimera que Halais en propose une lecture qui s’écarte de l’interprétation classique.

Dans la préface, on lit deux phrases qui paraissent fort prétentieuses : « La vérité des pensées qui sont exposées ici me semble inattaquable et définitive. Je suis ainsi convaincu d’avoir pour l’essentiel résolu les problèmes de manière concluante. » Aucun de ceux qui ont commenté ou critiqué cet ouvrage n’ont récusé qu’il satisfasse cette prétention. Au contraire, sur la base de ce texte s’est constituée une école de pensée, le Cercle de Vienne, et les travaux de ses membres se sont même poursuivis après que les Remarques philosophiques aient apporté un sérieux correctif à la première façon de voir de l’auteur.

Quel est le problème que résolvait le TLP de façon « inattaquable et définitive » ? On peut rapidement le définir à partir du courant critique inauguré par la Critique de la raison pure de Kant, l’œuvre qui explore par la raison les limites de ce qu’il est possible de connaître rationnellement. Au XIXe siècle, l’idée a émergé d’effectuer le même travail avec le langage : explorer les limites de ce qu’il est possible d’affirmer comme vrai à partir du langage naturel, c’est à dire sans qu’il soit nécessaire de tordre le sens des mots ou de les distraire de leur emploi usuel. Cette question rejoignait un problème qui taraudait les physiciens, ou plutôt les épistémologues : le langage de la description. Quand on compare le style des écrits des physiciens du XVIIIe siècle avec ceux d’aujourd’hui, on est frappé de la difficulté des premiers à raconter sous une forme claire et précise leurs expériences. Des physiciens comme Ernst Mach ou des mathématiciens comme Bernhardt Bolzano ont tenté de mettre au point un langage satisfaisant aux critères d’une description rigoureuse de la nature.

C’est à la solution de ce problème que prétend aboutir le TLP : les cinq premiers chapitres du texte définissent comment sont reliés le monde, sa représentation dans l’esprit, et la traduction de celle-ci dans des propositions. Une série d’axiomes, de lemmes et d’implications logiquement articulées fournit les conditions pour qu’une proposition ait un sens déterminé, ainsi que les critères pour qu’elle soit vraie, c’est à dire qu’elle décrive un fait observable. C’est cette partie du TLP qui a alimenté les travaux du Cercle de Vienne, et qui continue d’inspirer aujourd’hui nombre de chercheurs en linguistique formelle. Cette interprétation majoritaire du TLP explique que la plupart des commentateurs n’accordent guère de place aux deux derniers chapitres, ceux d’où ont été tirées les quelques citations de la fin. Au plus on souligne la portée anti-philosophique de cette dernière partie : Wittgenstein rejetterait comme non-sens toute tentative de dire plus sur le monde que ce que peuvent dire – dans un langage contrôlé – les sciences de la nature.

On parle souvent d’un ouvrage anti-métaphysique. Pour être plus précis, Wittgenstein a énoncé à plusieurs reprises que la philosophie devait être traitée comme une maladie et appelait comme thérapie un examen rigoureux du langage tel qu’il est utilisé à des fins pratiques. La préface du TLP indique que « ce livre traite des problèmes de la philosophie et montre, je pense, que la raison pour laquelle ces problèmes se posent est que la logique de notre langage est mal comprise… L’objectif est de tracer une limite (…) à l’expression des pensées. » Par la suite, dans les Recherches philosophiques, sa thérapeutique consistera à rappeler que le sens des mots nous gêne rarement dans leur emploi courant, mais qu’en les déportant de cet usage naturel, on crée des problèmes “philosophiques” comparables à des crampes de l’esprit. Par exemple, les mots « moi » et « soi » ne posent aucune difficulté lorsqu’il s’agit d’affirmer la possession d’un objet – ceci est à moi,   chacun doit avoir sur soi ses papiers d’identité –, mais parler du “moi” ou du “soi” comme entité constitue une entorse à leur usage normal, cette entorse engendrant une série de « questions philosophiques ».

Par conséquent, les ouvrages de Wittgenstein, et donc l’essentiel du TLP, traitent de la philosophie du langage.
Halais fait partie des commentateurs récents qui inversent l’ordre d’importance des parties du TLP : la conclusion, compte tenu de la préface, donne l’intention du traité – la démonstration de ce que le langage ne peut servir à l’expression des questions ultimes, et, par conséquence, le silence. Le langage – disons le langage qui respecte le sens usuel des mots et la logique de la proposition – peut décrire le monde mais pas son sens, peut décrire les conditions de l’existence mais non résoudre l’énigme que sa finitude impose à l’homme, raconter l’action mais nullement répondre à la question du bien et du mal.

Si l’impératif de “se taire” rejette les spéculations métaphysiques ou éthiques, jamais cependant Wittgenstein ne déprécie ces recherches en elles-mêmes. Au contraire, il reconnaît que la quête du sens manifeste une tendance de l’esprit humain qu’aucun traité philosophique, y compris le sien, ne saurait exténuer. Ainsi, au cours des années trente, il termina une conférence sur l’éthique par ceci : « l’éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien suprême, de ce qui a une valeur absolue […] Elle nous informe sur une tendance qui existe dans l’esprit de l’homme, tendance que, quant à moi, je ne puis que respecter profondément, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision. »

Cette tendance, qui nous pousse à nous heurter aux limites du langage, est un fait anthropologique corrélatif de la réflexivité de notre esprit. Elle est aussi indéracinable que la propension à aller toujours plus avant dans l’exploration des secrets de la nature. Elle trouve finalement sa source dans l’énigme que représente pour l’homme sa propre existence.

Le TLP, à l’inverse des traités de métaphysique, n’apporte aucune réponse aux questions ultimes. Il prétend seulement aider ceux qui sont devenus sceptiques sur ces prétendues réponses, en proposant une raison à leur désarroi. La première phrase de la préface suggère que : « ce livre ne sera peut-être compris que par celui qui a lui-même eu les pensées qui y sont exprimées – ou du moins des pensées similaires. » On pourrait définir ce lecteur comme quelqu’un qui aurait parcouru suffisamment de systèmes métaphysiques pour aboutir au pessimisme d’un Schopenhauer – le seul philosophe dont on soit sûr qu’il a influencé Wittgenstein. Alors les derniers paragraphes du TLP s’adressent de nouveau à ce lecteur, lorsqu’il a traversé les cinq premiers paragraphes, et lui suggère qu’ayant découvert les limites du langage, il surpasse le texte – et passe à autre chose…
Mais Halais va plus loin en engageant une interprétation « rétrospective » du TLP. Une lecture de la partie publiée des carnets de Wittgenstein durant la période de sa rédaction démontrerait une rectification décisive de la fin du TLP(3). L’idée paraît plausible, car l’ouvrage a été achevé après la Guerre de 1914-18, après une période où l’auteur, engagé volontaire autrichien, avait exposé sa vie à maintes reprises sur le front.

Quelques mots sur la vie de l’auteur jusqu’à cette période. Ludwig Wittgenstein est issu d’une famille de la bourgeoisie industrielle viennoise – son père possédait la plus importante entreprise de sidérurgie du pays – au sein de laquelle étaient reçus d’importants musiciens et artistes. Eduqué d’abord à domicile, ensuite dans un lycée technique, enfin dans une école d’ingénieur, il s’intéressa à l’innovation aéronautique. Très vite il se passionna pour la logique et les fondements des mathématiques, ce qui le conduisit à lire et à converser avec Gotlieb Frege, considéré comme le fondateur des mathématiques modernes, puis à devenir un élève de Bertrand Russel.

En 1912, il hérite de son père une fortune considérable, qu’il disperse anonymement, notamment en fondations pour les artistes et les étudiants démunis. En 1913, il s’isole dans un chalet en Norvège pour rédiger un essai de logique, qui deviendra le TLP. La rédaction finale sera effectuée en 1918-1919, dans un camp de prisonniers de guerre, en Italie. Wittgenstein s’était volontairement engagé dès la déclaration des hostilités, pour ne pas rester à l’écart des vicissitudes de son pays, qu’il avait pourtant quitté depuis dix ans… D’après ses chefs il se montra un soldat courageux, avec des comportements parfois suicidaires.

Cet aperçu biographique légitime l’idée de Halais qu’à la reprise du manuscrit en 1918, Ludwig Wittgenstein venait de vivre des situations dramatiques et révisait un projet, au départ purement formaliste. Le début de la préface, cité plus haut, invite en tout cas le lecteur à effectuer un parcours dont il est plausible de penser qu’il fut intellectuellement celui de l’auteur. Ce parcours consisterait à affronter jusqu’au bout ce fait irréductible que des questions se posent naturellement à l’esprit humain bien qu’elle ne puissent trouver de solutions dans le langage tel qu’il fonctionne dans son usage ordinaire.

L’aboutissement du parcours, c’est qu’il faut se taire au sujet de ce dont on ne peur parler, ce qui n’explicite nullement de quel type est ce silence, ni d’ailleurs si c’est le silence qui est la réponse. Wittgenstein veut aider son lecteur à se débarrasser d’un certain type d’illusions, en lui renvoyant en miroir quelque chose d’essentiel sur la façon dont fonctionne l’esprit humain. Loin de prétendre neutraliser une inquiétude dont on a dit qu’elle faisait partie de la lucidité sur la condition humaine, il s’agit de changer la modalité d’expression de cette expérience de la finitude(4).

Selon Halais encore, les points de suspension qui terminent le TLP renvoient le lecteur à sa propre existence : c’est dans sa façon de vivre qu’il peut exprimer être parvenu à se libérer de son asservissement à l’obsession des questions ultimes, à ajuster sa vie au caractère énigmatique de ces questions. Ce renvoi au mode d’existence adopté par le lecteur qui a « surmonté » les propositions du traité, et qui a un point de vue « correct » sur le monde, est illustré par une remarque ultérieure de Wittgenstein :

« La solution du problème que tu vois dans ta vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. Que la vie soit problématique, cela veut dire que ta vie ne s’accorde pas à la forme du vivre. Il faut alors que tu changes ta vie, et si elle s’accorde à une telle forme, ce qui fait problème disparaîtra. » (Remarques mêlées (5))

Le contenu de cette citation donne une orientation, mais ne dit pas comment s’y prendre pour changer sa vie. D’ailleurs qui peut donner un conseil à ce sujet ?
Une autre limite du langage humain, c’est de n’être pas non plus en mesure de saisir le “monde” de l’autre…

NOTES DE L’ANNEXE
(1) Emmanuel Halais : Wittgenstein et l’énigme de l’existence. PUF, 2006.
(2)  Le TLP est divisé en sept chapitres (le septième étant réduit à l’énoncé ci-dessus), chacun étant divisé et subdivisé en paragraphes numérotés, afin de les relier en une arborescence représentant leur ordre logique.
(3) Cette phrase est au conditionnel, car je ne me suis pas reporté directement à ces textes.
(4) Quand Wittgenstein parle d’expression, il ne désigne pas seulement le registre langagier. Les Recherches philosophiques, qui condensent la suite de ses travaux, en prenant distance avec la partie centrale du TLP, inscrivent l’usage de la langue dans les autres dimensions de la pratique sociale. Le langage naturel s’inscrit dans des « jeux de langage » tels que raconter, commander, plaisanter, évaluer, etc. Mais son principal usage est de faciliter la coordination des contributions à une action collective, de planifier et réaliser une tâche, de jouer du théâtre, etc.
(5)  Wittgenstein travaillait en rédigeant des fiches qu’il classait et reprenait à mesure de la progression de sa pensée. Celles qu’il n’avait pas publiées l’ont été après sa mort, regroupées selon une thématiques. Les Remarques mêlées sont celles qui n’ont trouvé place dans aucun recueil.