Notes prises lors de la conférence de Jean Birnbaum « Djihadisme : un mouvement politique et/ou religieux ? » 10 03 17

Quelques notes sur la conférence de Jean Birnbaum

L’intitulé de cette conférence ouvre un monde d’interrogations, d’angoisses qui disent déjà où on se situe. Après l’assassinat des policiers de Magnanville, le terroriste a ces mots « … le croyant est le miroir du croyant ». Très belle formule, très forte, le djihadisme est la croyance qui met en mouvement des hommes, des femmes, des jeunes, à travers le monde comme si ce mouvement tendait un miroir à toutes les croyances notamment aux nôtres.

Parler de la gauche ne concerne pas que la gauche, mais à travers elle toute la société car la gauche rayonne. Ce n’est pas une manière de jeter la pierre, j’ai été élevé dans un milieu profondément de gauche, mon but est de travailler les failles, les non dits, les points aveugles qui sont aussi les miens.

La principale de ces croyances auxquelles le djihadisme tend un miroir est une croyance née au lendemain des attentats, celle qui dit « rien à voir » : ce que j’appelle « rien-à-voirisme ». Le silence religieux n’est pas silence sur la religion, mais silence exalté fervent qui fait que la réaction de beaucoup a été de dire « évidemment cela n’a rien à voir avec la religion en général et l’islam en particulier ». Il y avait une intention louable d’éviter les amalgames entre l’islam comme spiritualité, pèlerinage intérieur et le djihadisme comme violence sanglante, mortifère. Or ma thèse est qu’en disant cela le « rien-à-voirisme » est extrêmement contre productif, parce qu’il prétend éviter l’amalgame mais en même temps il poignarde dans le dos tous les intellectuels musulmans, les simples croyants musulmans qui savent très bien eux que ça n’a pas du tout rien à voir, que l’islamisme est un avatar violent de l’islam, que le djihadisme est un avatar sanglant de l’islamisme, que quand on se bat comme eux sur ce front intérieur à l’islam, dans cette guerre civile mondiale qui ravage l’islam de l’intérieur, être aidé par des gens qui disent que ça n’a rien à voir avec l’islam, c’est contre productif.

Ce discours du « rien à voir » reflète une conviction très forte : nous avons été élevé dans une société (et pas seulement à gauche) où la religion en tant que telle apparait comme quelque chose du passé, témoin archaïque qui doit être dissipé par le progrès, par les lumières, par l’émancipation sociale. Et pour la gauche (notamment la gauche française plus que les autres gauches) qui se bat pour le progrès, l’émancipation sociale, le principal indice de son succès est que le religieux s’effondre, l’illusion, la chimère religieuse s’effondrent avec le progrès social.

Dans un texte paru dans un magazine de l’état islamique, au lendemain du 13 novembre, les djihadistes se moquent de ce rien à voir. Et en effet au nom de quoi peut-on dire que les jeunes qui se réclament du Coran, commettent les attentats, ne sont pas des musulmans ?

On est devenu incapable de prendre au sérieux le religieux, la religion non pas comme idéologie, mais comme présence au monde, manière de se trouver dans les textes, de les transmettre. Dans nos discours la religion apparait toujours comme un prétexte, un ornement, pour masquer les causes réelles : c’est l’économie, le politique, la psychologie, c’est générationnel, c’est le chômage, le numérique, facebook, la religion apparait toujours comme un voile sur le réel, la religion n’apparait jamais dans les causes alors que les gens commettent des crimes au nom de Dieu.

Qu’est-ce qui nous est arrivé collectivement pour que, quand des gens tuent au nom de Dieu, notre premier réflexe soit de dire tout ça n’a rien à voir avec la religion ?

Nous sommes devenus incapables d’envisager ce que Michel Foucault appelait la « spiritualité politique » : arrivé en Iran en 1978 pour observer la révolution, il pose à ses interlocuteurs une seule question « que voulez-vous ? » et la réponse est à 4 fois sur 5 « un gouvernement islamiste ». Foucault constate que tous ceux qui se réclament des droits de l’homme, de la démocratie, du marxisme sont vite balayés par des gens qui se réclament de l’islam. En Iran rien d’autre que le religieux n’a permis de renverser le régime du chah. Mais cette découverte de la puissance incroyable du religieux, de l’autonomie du religieux dans cette révolution provoque incrédulité et ironie en France : ça ne peut pas être une histoire religieuse, mais un voile sur les réalités politiques et économiques. Tout le travail de Foucault est de dire attention parfois le religieux est le réel lui-même, pas ce qui vient masquer le réel, mais le visage lui-même du réel.

Durant la guerre d’Algérie, la gauche n’a pas vu qu’au cœur de ce combat nationaliste, la dimension islamiste était extrêmement structurante et centrale. La plupart des militants français qui soutenaient le FLN pensaient que le caractère islamique du FLN n’était qu’un folklore qui allait disparaitre avec l’émancipation, le socialisme. Ils ont sous estimé la force autonome de la religion et ils nous ont transmis un non-dit sur le religieux qu’ils n’ont pas pu ou voulu voir.

Aujourd’hui encore la seule espérance pour laquelle des milliers de jeunes sont prêts à aller mourir au bout du monde c’est l’espérance djihadiste.

Les gens sont obnubilés par l’origine des djihadistes, sociale, culturelle… mais ça ne marche pas comme ça, il y a à tous les échelons du mouvement djihadiste, des gens très forts, très cultivés. Il faut se dégager de ces idées parce que la seule chose qui les rassemble c’est l’horizon, ce n’est pas leur origine sociale, économique, religieuse, leur culture, la seule chose qui les aimante est la religion, tous se réclament du Coran, s’inscrivent dans une communauté de textes, de gestes, qui est mondiale, dont la force est d’être mondiale. Or la réponse apportée est locale, alors que l’on fait face à un problème mondial.

Tous ils agissent au nom de quelque chose. « il faudra discerner : l’islam n’est pas l’islamisme, mais celui-ci s’exerce au nom de celui-là et c’est la grave question du nom. Ne jamais traiter comme un accident la force du nom dans ce qui arrive, se fait ou se dit au nom de la religion, ici au nom de l’islam » dit Jacques Derrida.

Qu’est-ce qui fait que l’on a tellement perdu ce sens du « au nom de ». Qu’est-ce qui fait que ce qui se fait, se dit, s’agit au nom d’une parole, d’un discours, pourquoi dit-on que non, c’est un prétexte. Pourquoi ceux qui disent qu’il faut prendre cela au sérieux, s’attirent une sorte de suspicion ? La religion doit pouvoir être pris au sérieux, comme un facteur à part entière, non comme un prétexte.

Il y a deux dimensions avec lesquelles il faut renouer si on veut prendre au sérieux le religieux.

La première est la question de l’espérance : je pense qu’il faut sauver l’espérance.

Le djihadisme dit quelque chose de l’état de l’espérance dans le monde. On peut faire une comparaison avec le départ des jeunes pour l’Espagne en 36, au-delà des différences (le rapport à la vie et à la mort), il y a aussi des points communs : il faut passer les évènements au crible de l’espérance ; ce qui met en mouvement ce n’est pas juste une pulsion de mort, mais une forme d’espérance dont ils sont porteurs, une espérance sanglante mais espérance pour aller au secours des frères musulmans, d’un monde meilleur. Je pense que ce qui les mets en mouvement est une forme d’espérance, et il faut être capable de se dire comment inventer une contre-espérance, qui pourrait faire en sorte que la seule espérance qui pousse nos jeunes à mourir loin de chez eux ne soit pas mortifère ? il faut réinventer une espérance qui soit une espérance de vie, comme ces jeunes qui ont écrit sur les murs de Nanterre « une autre fin du monde est possible ».

La question de l’espérance qu’est-ce que c’est, celle d’un au-delà du monde présent, pas forcément un au-delà spirituel ou transcendant, un au-delà du monde présent, de ses injustices, de ses contradictions, de ses guerres. Chrétiens et marxistes partagent cette espérance, l’idée qu’il y aurait un surplus du sens sur le non sens, de la perspective sur la prospective, l’idée qu’on doit pouvoir poser un au-delà. « On a l’au-delà pour nous maintenir » chante le rappeur Booba.

On ne peut pas se maintenir humainement en tant qu’homme en tant qu’être humain si on n’a pas un au-delà en perspective.

Et la question de l’au-delà est aussi celle du symbolisme : qu’est-qui fait que nous avons tellement perdu le sens du symbolique, de ce qui va au-delà de soi, qui tend vers autre chose que soi. Qu’est-ce qui fait qu’on a perdu au-delà du sens du religieux, le sens du symbolique ? « La modernité est ce milieu culturel où s’exerce l’oubli de ce dont il est question à travers le langage religieux. »

Si on veut comprendre la dimension à la fois politique et religieuse du djihadisme, le retour de flamme de ce nœud inextricable du religieux et du politique, il faut au-delà d’un certain sens du religieux, être capable collectivement de renouer avec le sens du symbolisme.