Notes prises lors de la conférence de Yann Boissière « Diversités de convictions et construction d’un espace commun », le 06 11 19

Yann Boissière part de l’idée que le concept de conviction peut être plus intéressant, moins clivant pour le dialogue que la notion de croyance. La conviction est plus souple, plus large que l’interreligieux et laisse plus de place à l’autre. Cette notion fait beaucoup moins peur dans une discussion, dans un pays comme la France, elle agrège beaucoup de monde.

 

1 – HISTORIQUE

On vit en France un retour du religieux dans le débat public, très problématique pour beaucoup, car on pensait l’avoir évacué avec la loi de 1905 et il nous revient de façon parfois très violente.

Nous sommes aujourd’hui dans un contexte marqué à la fois par le retour de la question théologico-politique et un certain épuisement, essoufflement des institutions.

1.1 – Le retour de la question théologico-politique

Leo Strauss, philosophe et penseur allemand du XXème siècle, évoque le dialogue Athènes-Jérusalem qui est un des moteurs de l’Occident : Athènes c’est l’analyse de la réalité de manière rationnelle et Jérusalem c’est l’idée que ce monde nous est donné par une source avec laquelle il serait intéressant d’être en dialogue. Il y a toujours eu ce dialogue entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux.  En France, la loi de 1905 apporte la fin du conflit dur entre religieux et civil. En fait le civil s’est imposé dès le XVIIème siècle, apportant la paix sociale. On pensait s’être débarrassé de ce conflit.

Or on assiste à un retour des questions religieuses, qui n’occupaient absolument pas l’espace public il y a encore quelques années, et ces questions nous sidèrent parce qu’elles se font sous le signe de la violence à partir d’une conception politique de la religion dont on croyait être sorti. Et la perte de culture religieuse nous trouve démunis pour répondre à ces questions car on n’a même plus le vocabulaire, les bases de la religion.

– chez les grecs (Aristote, Platon), l’idée centrale est que le cosmos est rationnel et organisé selon un ordre ; il faut récupérer les vérités dans le cosmos et les implanter dans l’organisation sociale de la cité dans le but d’organiser la cité de façon juste, selon ces principes de vérité. L’organisation de la cité doit permettre à l’homme de développer ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est-à-dire sa raison. Il existe des choses au-delà du naturel qu’il faut récupérer pour construire cette cité juste. Pour Aristote, il y a une architectonique de l’éthique, une continuité de l’éthique et du politique.

– au Moyen âge : on ne parle plus du cosmos, mais de Dieu et cela chez tous les grands penseurs comme Thomas d’Aquin, Maïmonide, Averroès, Avicenne et il faut récupérer les vérités divines pour organiser la vie civile. La figure du prophète est le bon candidat pour diriger la cité, parce qu’il réunit toutes les qualités de sagesse, de politique, d’imagination, d’intellectualisation.

– la modernité va mettre fin à cela avec Machiavel qui sépare le politique de l’éthique. Sa vision désenchantée du politique vise à prendre le pouvoir et le garder. Désormais c’est l’en bas qui nous préoccupe et exit le primat de la vie contemplative sur la vie pratique. Avec Descartes, l’homme doit conquérir la nature par le développement des sciences et des techniques, le cordon ombilical est coupé entre la nature et le supranaturel.

– puis Spinoza et les théoriciens du « contrat social » Locke, Hobbes, Rousseau : fiction de « l’état de nature ». Les hommes se mettent d’accord entre eux sur des procédures pour organiser la parole, trouver des équilibres. La validité du contrat ne se base plus sur la transcendance ou la métaphysique, car le spirituel amène à la guerre, on se met d’accord sur des procédures. C’est très efficace mais on arrive vite à l’épuisement car on ne parle pas du fond. On ne peut pas vivre sur des procédures, dès que l’on touche à des questions anthropologiques (PMA, mariage pour tous, euthanasie, etc.) on en voit les limites.

Avant les vérités surnaturelles nous obligeaient, les vérités étaient considérées comme primordiales et l’homme un être de devoir. Une nouvelle « unité de compte » apparait c’est l’individu. Dans ce nouveau paradigme, tous les hommes se valent. Au nom de l’égalitarisme, l’individu devient le centre du système, l’individu, son droit, sa liberté. La volonté active de l’homme est mise en avant et non plus sa croyance : changement de système complet, d’où une désaffection du « croire ».

La loi de 1905 acte la séparation définitive de l’Etat et de l’Eglise. L’état s’aveugle volontairement sur les croyances et organise la société, le vivre ensemble, en dehors de toute transcendance. Il faut faire la distinction entre pouvoir public (les institutions de l’état et leurs agents pour lesquels la neutralité s’applique) régi par le droit public et l’espace public où règne le droit privé et où la laïcité ne s’applique pas pourvu que l’ordre public soit respecté. Et pour tout le monde le conflit est résolu, d’où l’incompréhension face à ce retour d’autant qu’il vient d’une religion très peu présente en 1905.

On oublie en France que les ¾ de l’humanité vit animé par sa croyance, le religieux imprègne la vie sociale, c’est une donnée normale sur la planète.

Ce qui nous déstabilise est que la question religieuse s’exprime de façon nouvelle. Les revendications religieuses ne se font plus de pouvoir à pouvoir, elles s’expriment au nom des libertés individuelles, à travers la rhétorique des droits individuels. Les demandes se font au nom des droits de l’homme et les démocraties sont désemparées pour y répondre. On sent que l’expression des droits change de contenu, une nouvelle formulation des droits individuels se fait jour mais nous n’avons plus les moyens culturels nécessaires, ni les codes, pour penser sereinement.

1.2 – Essoufflement de la modernité politique

Dans ce contexte, l’individu est en quête de sens, pour être citoyen, pour être soi en tant que personne. La démocratie seule ne permet pas d’éteindre les conflits face aux questions anthropologiques, l’organisation du débat ne résous pas les grands problèmes, la mort, la G.P.A., le mariage homosexuel, la sexualité, le transhumanisme, etc. Face aux grandes questions humaines,  les procédures sont limitées comme pour la révision des lois de bioéthique. La procédure ne suffit pas à épuiser tout ce que l’on a à vivre en société. Et nous sommes dans une culture de laïcité extrême dans laquelle beaucoup pensent que le religieux n’a pas droit au débat. Or les religions ont des choses à dire sur ces sujets.

On assiste à une perte de représentation du bien commun, le « nous » commun s’éloigne (gilets jaunes…) et une extension d’une logique des droits à l’égalité des minorités se fait jour. A partir des années 70, on observe un emballement d’exigences de droits : demandes de droits de tous côtés pour des micro catégories, l’état et la loi ont du mal à suivre et cela participe à la confusion (trop de droit tue le droit), au désarroi et à une nouvelle perte de sens.

On n’a plus la culture pour pouvoir se parler et nos sociétés modernes, démocratiques et libérales fonctionnent, mais avec beaucoup de difficultés pour exprimer les questions du sens.

Dans ce contexte, comment recréer du lien ?

 

2- EXPERIENCE DES « VOIX DE LA PAIX »

Fondée en 2015 pour essayer de recréer du vivre ensemble, du faire ensemble, l’association les « Voix de la Paix » a démarré par un grand évènement inaugural qui a rassemblé plus de 1000 personnes, des responsables religieux, intellectuels, militants, agnostiques… à l’Hôtel de Ville de Paris, le 22 mars 2016, le jour même des attentats de Bruxelles.

2 concepts importants : la laïcité[1] (formule juridique la plus plate possible) est le cadre adéquat pour organiser le vivre ensemble et l’interconvictionalité.

2.1 – Pourquoi l’interconvictionalité ?

– La vision première de Yann Boissière est qu’en tant que rabbin, il fait beaucoup d’interreligieux, mais 60 à 70% des français ne se sentent pas concernés et ne prennent pas les religions comme un prisme pour conduire leur vie. C’est une réalité.

– l’interconvictionalité est asymétrique et c’est ce qui fait son intérêt : les rencontres entre imams, rabbins, prêtres, pasteurs sont très symétriques, sur les mêmes textes, mais ça manque parfois de frottement. De plus, quand on dit dialogue interreligieux, ce sont souvent les monothéismes, mais à côté il y a d’autres religions (bouddhisme, …).

Pour que le dialogue soit fructueux, il faut privilégier des rencontres asymétriques, réunir des personnes avec toutes sortes d’engagements au nom d’idées que l’on a : des religieux (tous, pas que monothéistes), des athées, des personnes avec d’autres engagements spirituels (francs maçons, ligue de l’enseignement…) ou sociétaux (artistes, philosophes, juristes, les entreprises qui se dotent de RSE, des associations…). Il est important que tout le monde puisse se parler, quand on dépasse le dialogue interreligieux en se fondant sur le mot conviction, conviction de manière très large portée par un engagement, cela fait beaucoup, beaucoup de gens.

La croyance est généralement l’adhésion à un corpus de doctrines, mais cette notion de croyance correspond peu au judaïsme et à l’Islam, dans lesquels la loi est peut-être plus importante. Le judaïsme n’est pas tant une vérité révélée, qu’une loi révélée où « tu dois faire » l’emporte sur « tu dois croire ». On a cette liberté et cette responsabilité. « Emouna » en hébreu signifie fidélité, régularité. Fidélité à une ambiance, à un groupe, ça ne désigne pas la foi du charbonnier. L’islam est aussi une religion pratique, dans laquelle faire est aussi important que croire.

La notion de croyance est plus une catégorie du catholicisme et le problème, c’est que quand on parle de religion, il y a une projection de toutes les catégories du catholicisme sur les autres religions qui brouille, fausse le dialogue et amène à des contresens.

En cela ce mot conviction est plus intéressant parce qu’il desserre le frein, la tension, le nœud de la croyance. Une croyance : on l’affirme, on adhère à des thèses ; une conviction, on la partage, on la confronte, c’est convivial et laisse une place à l’autre, l’évolution est possible. La conviction, telle que l’entend Yann Boissière, est cette espèce d’étiquette générale qui se confronte sur le terrain avec l’autre et ce socle est moins clivant. L’étiquette est plus large, étincelle de l’intellect, c’est plus souple, plus constructif, avec un partage, de la diversité. C’est ça qu’il faut arriver à faire. Ça force les religions à évoluer quand on parle à des non-croyants, artistes, autres milieux…

2.2 – Les actions sur le terrain

  • auprès des jeunes dans les quartiers

Avec des jeunes, dans des quartiers, la citoyenneté vient souvent  après l’identité religieuse (pour les jeunes musulmans en particulier). La norme religieuse précède la norme de la république, c’est un fait dont il faut partir, il y a une transmission qui ne s’est pas faite. Sont véhiculées aujourd’hui des conceptions religieuses qui ne sont pas forcément assises sur une très grande culture religieuse, religion vite fait, elle rejoint une problématique de l’identité, de la reconnaissance, et qui devient oppositive à la société. Quand on parle de conviction, on détend le monde et avec les jeunes on s’aperçoit que ça marche, la conviction peut arriver, elle est plus large.

  • En entreprise

Le fait religieux a fait son entrée en entreprise : salle de prière, questions alimentaires, port du voile… les demandes sont diverses et créent des situations que ne savent pas toujours gérer les managers. Le droit des entreprises est un droit privé. Il y a des freins à l’expression religieuse mais la laïcité ne s’applique pas en entreprise : on a le droit d’exprimer ses convictions, mais on doit respecter les questions de sécurité, ne pas être dans le prosélytisme, ne pas contredire les règles de l’entreprise, ne pas gêner le travail.

En entreprise, la RSE (2016 : Responsabilité Sociale des Entreprises) regroupe l’ensemble des pratiques mises en place par les entreprises dans le but de respecter les principes du développement durable (social, environnemental et économique). Le but est de s’embarquer en entreprise dans un même bateau, dans un mouvement d’engagement collectif, avec le désir du « vivre ensemble ». Cela demande des convictions et beaucoup d’engagement. Le mantra actuel de l’entreprise est : « remettre l’humain au centre ». Dans cette grande mutation, l’entreprise s’est ouverte, les entreprises sont devenues des lieux sociaux extrêmement ouverts sur la société et les problématiques de sens font désormais partie des questions centrales et avec elles l’expression des convictions devient quelque chose d’intéressant. La conviction est bien accueillie car on ne cherche pas à convertir les personnes mais à la partager de manière conviviale, ce qui n’est pas le cas d’une croyance.

Avec la RSE, on peut organiser des groupes de discussion, dans une banque on a emmené des gens visiter des lieux de culte, sur la base du volontariat, les salariés ont été passionnés par ces visites et cela détend l’atmosphère et facilite le dialogue. En amont il s’agit d’infuser une culture, une manière d’aborder les problèmes de façon beaucoup plus décomplexée, grâce à minimum de culture(s) partagée(s) pour désamorcer les tensions.

En partant des convictions, on a pu proposer une formation au management à partir des notions religieuses : la Bible est un formidable répertoire de la diversité des situations humaines en jeu. Il faut décoder le langage, c’est très fécond, le livre de l’Exode est un exemple de conduite managériale que l’on retrouve dans des situations humaines contemporaine… on a aussi proposé une réflexion sur l’argent dans les religions à des banquiers.

  • En organisant des événements

On peut aussi lancer des évènements réflexifs , des colloques, des journées inter-convictionnelles, sur un thème (par exemple la place des femmes, ou le thème de la confiance à Sciences Po en juin 2019) avec une diversité d’intervenants qui permettent des croisements rares, en mélangeant managers, religieux, philosophes, artistes, etc. sur un sujet donné. Cela permet un partage, et entraîne au respect et à la réflexion, à la recherche de solutions communes, au dialogue. Cela participe d’une culture commune, d’une solution commune.

 

EN CONCLUSION

L’expérience de notre association a montré que la notion de conviction est intéressante  en tant que médiation du dialogue social, en tant que principe d’organisation. La croyance est clivante et a le pouvoir d’exclure 60% des gens. La méthode de dialogue autour de la conviction est fructueuse, on met les gens autour de la table, ça lance des étincelles nouvelles, c’est plus souple socialement, plus naturellement tourné vers les autres plus productif, on y fait de belles rencontres.

[1] La laïcité à la française est très riche, elle décide, par une abstraction absolue, que l’on croit ou que l’on ne croit pas, on est un citoyen d’égale valeur. L’état s’aveugle volontairement : quelle que soit leur croyance, il y a égalité des citoyens. Principe très puissant, basé sur la culture française, sur un principe abstrait au départ. Mais intervient alors une perte d’adhésion populaire, qui conduit à séparer le peuple des élites. C’est un système ultra-simple et ultra-plat : liberté de conscience, égalité, neutralité de l’État, séparation public/privé : c’est radical et ça ne s’exporte pas, c’est très « esprit français ».

Le droit anglo-saxon : très pragmatique, tiré de l’expérience. C’est la fiduciarité qui règle les rapports entre les personnes : le fait qu’elles croient à quelque chose les rend intéressantes, car cela présuppose qu’ils seront de bons citoyens, mais à l’inverse, ceux qui ne croient pas sont soupçonnés de ne pas être de bons citoyens.