Notes prises lors de la conférence de Danièle Hervieu-Léger « Abus et emprises » le 16 11 21

Danièle Hervieu-Léger propose un détour par d’autres contextes où des abus et des luttes contre les abus existent pour voir pourquoi les abus dans l’Eglise ont un caractère à ce point dramatique pour l’institution et même pour l’avenir du catholicisme.

Elle part essentiellement de son expérience très récente à Sciences Po, à la suite de la crise déclenchée par la révélation des viols commis sur son beau-fils par Olivier Duhamel.

Affaire ancienne qui ne concernait pas Sciences Po mais très révélatrice puisqu’elle témoignait d’une capacité de silence, car beaucoup de monde savait parmi le corps enseignant, et qui a déclenché une explosion du côté des étudiants, alors même que dans cet établissement il y avait une cellule d’enquête interne qui marchait très bien et où les affaires étaient prises en charge de manière très professionnelle.

Deux commissions ont été créées, une sur l’éthique et une sur les violences sexistes et sexuelles, dont on a proposé la présidence à Danièle Hervieu-Léger. On attendait de cette commission une amélioration du dispositif existant, une conscientisation de l’ensemble des personnels exerçant à tous les niveaux et des étudiants aux notions de consentement et d’éthique relationnelle et une réflexion sur la sanction disciplinaire et sur l’articulation de celle-ci avec le domaine pénal et civil.

La commission a produit un rapport qui a donné lieu à 41 propositions, adoptées à l’unanimité et aussitôt mises en œuvre.

Dans l’enquête, il y avait deux types de problèmes :

95% des violences sexistes et sexuelles sont des violences entre étudiants, lors de soirées arrosées et leur suite, liées à l’alcool, au cannabis, au bizutage, à la culture du défi et de l’exploit, dans lesquelles l’humiliation des filles est une composante systématique. Cela révèle un extraordinaire déficit d’éducation éthique et d’éducation à la relation et au problème du consentement et par ailleurs l’extraordinaire difficulté des victimes à raconter, liée au traumatisme, mais aussi à la honte et à la peur de rencontrer des difficultés d’intégration ou dans la suite de leur parcours parce qu’elles auront parlé.

Cela crée une bulle de silence, entretenue par la victime elle-même qui refuse de porter plainte, malgré les conseils de la cellule d’accueil : porter plainte implique de lever l’anonymat, ce qui a un coût et des conséquences sociales.

Ceci est également valable pour les 5% d’affaires restantes qui sont dues à des phénomènes d’emprise avec risque d’abus entre enseignants et étudiants.

Sciences Po est une faculté académique de 250 professeurs pour 14000 étudiants qui fait appel à des enseignants extérieurs, personnalités de haut niveau, de renom (avocats, architectes, ingénieurs…) très peu contrôlés et très peu liés par le contrat moral qui lie les enseignants professionnels et leurs étudiants. Cela donne lieu à des faits, pas forcément répréhensibles au niveau pénal, souvent à la limite et qui produisent une humiliation profonde et là encore on observe une grande difficulté à faire remonter les faits, toujours pour des raisons d’abus de pouvoir.

Une des décisions de la commission est que tout enseignant, rentrant même pour 1h de cours, doit suivre une formation à la relation et au problème du consentement, sous peine de ne pas être payé.

Les « grands enseignants », grandes figures intellectuelles, avec un charisme important : en amont de l’abus avéré, il y a des situations de prise d’autorité qui préparent le terrain d’humiliations et de violences. Cela concerne essentiellement des doctorantes et la relation avec le directeur de thèse. Il y a chez l’étudiante une réaction liée au sentiment de dépendance et au sentiment d’élection (terreau qui prépare l’abus) et pour l’enseignant un élément très puissant de confirmation personnelle. Là se joue un jeu de séduction ambigüe des deux côtés, sentiment de dépendance de la victime, syndrome de pygmalion de l’enseignant, qui mène à une situation de persécution au nom du dépassement de soi puis de consolation. Jeu de séduction qui laisse des traces.

Ce qui frappe est le silence  des victimes : « quelque part il y a quelque chose de moi qui adhère à la situation ». Ce phénomène d’adhésion de la victime à l’abuseur se retrouve dans d’autres situations.

Il faut avoir une vue plus large et plus complexe que la qualification pénale des faits. Il y a des situations, des climats malsains qui construisent une culture de l’abus. Le domaine sportif, avec la relation entre le sportif et son coach, en est un autre exemple. C’est dans une relation sociale inégale, asymétrique que s’infuse une culture préalable qui rend normal ce qui ne l’est pas.

EN CONTEXTE ECCLESIAL :

Une enquête qualitative conduite par l’INSERM révèle une typologie, avec 4 classes d’abus :
–        paroissial
–        scolaire
–        familial,
–        hors les murs : mouvements de jeunesse, camps scouts, festivals …

Entre 1940 et 1970, ce qui domine sont les abus paroissiaux, cela concerne surtout les jeunes garçons, les enfants de chœur, phénomène corrélé à une civilisation paroissiale dans un monde catholique observant, liée à la figure du prêtre au centre du village, avec une autorité incontestée. Sur la même période des abus scolaires dans des établissements tenus par des religieux, en milieu non mixte.

De 1970 à aujourd’hui prédominent les abus hors les murs, sur des victimes de tous âges, aussi bien garçons que filles.

Les crimes familiaux de 1940 à 1970, c’est la figure du prêtre autoritaire, le curé introduit dans la famille (voire l’oncle curé), qui a élu un des enfants, ce dont on est très fier. A partir de 1970, c’est la figure du prêtre copain, animateur charismatique.
Ces évolutions de situation d’abus suivent les modes d’exercice du pouvoir dans l’Eglise, avec un tournant dans les années 70 qui est la recharge à l’émotion charismatique d’un pouvoir autoritaire déclinant.

Le cas des abus en contexte familial est très éclairant : le prêtre figure surplombante dans un dispositif patriarcal, qui organise la famille (le même silence sur les abus et sur l’inceste) puis le prêtre, meilleur ami de la famille, où le silence de l’intéressé est acquis en raison de la séduction exercée par le prêtre.

La tribune de Guillaume Cuchet (la Croix du 28 10 21) souligne une « corrélation » entre pédocriminalité et homosexualité. Il lie la forte proportion de jeunes garçons parmi les victimes, établie par le rapport de la Ciase, avec la forte proportion d’homosexuels parmi les membres du clergé – désormais bien établie, indépendamment de la difficulté à la chiffrer. Bien des travaux montrent que l’orientation sexuelle des agresseurs n’est pas un critère d’explication pertinent du choix des victimes selon leur sexe (le rapport de l’EPHE disponible sur le site de la Ciase suffit à faire un point efficace sur cette question) le principal facteur est celui de l’opportunité et on ne peut pas passer d’une cooccurrence statistique à la corrélation. Cette forte part des petits garçons parmi les victimes s’explique par la proximité des prêtres avec ceux-ci, dans des milieux non mixtes, mais la corrélation entre homosexualité et pédocriminalité impliquerait qu’il y ait  une cohérence logique entre le fait d’être homosexuel et le passage à l’acte pédocriminel. Or le problème de fond est qu’un un viol commis sur un enfant prépubère n’est pas un acte sexuel, homosexuel ou hétérosexuel en fonction des préférences de l’abuseur ou du sexe de l’abusé : c’est un acte de violence pure, effectué dans une situation d’asymétrie absolue entre l’abuseur et l’abusé, qui échappe à la catégorisation comme « acte sexuel ».

Une question importante est celle de la violence, les abus peuvent passer par une violence directe, mais aussi par des situations plus perverses « il me faisait des câlins et j’aimais ça » : la qualification du fait est la même, il n’y a pas de hiérarchie selon la nature de la violence exercée. La brutalisation psychique n’est pas moindre que les cas de violence avérée.

La drogue du violeur, c’est la sacralité du prêtre, justifiée par le total don de soi qu’implique la vocation elle-même. C’est là que la comparaison avec l’enseignant ou le coach a toute sa valeur : tous peuvent avoir un ascendant considérable sur la victime, mais le prêtre est seul à tenir le salut de l’âme entre ses mains. L’abus de pouvoir est un abus spirituel qui engage le salut de l’intéressé et dans une situation où le consentement est assimilé à un acte de foi (enjeu dans les communautés nouvelles : fais-moi entièrement confiance).

Réflexions sur la sacralité du prêtre,

On est passé de la dénonciation de quelques brebis galeuses à la mise en question du système clérical.

Quel système ? celui qui autorise le prêtre à s’exonérer des règles de la vie humaine en société, au nom d’une toute puissance liée à un état spécifique du fait de son ordination et qui en fait un être à mi chemin entre Dieu et l’homme. Le prêtre ne rend pas des comptes à la communauté, il ne rend des comptes qu’à Dieu, il est ontologiquement différent.

Ce dispositif est le fruit d’une construction historique : à très grands traits :

–      Dès l’origine, il y a des responsables de communauté, hommes et femmes, qui organisent la communauté et cela crée une autorité, nécessaire, légitime, acceptée, régulée.

–       Au 12ème siècle la réforme grégorienne rend obligatoire le célibat, pour aligner le statut du prêtre sur celui du moine. Il y a une concurrence entre les prêtres et les moines ; il y a également le problème que posent les familles de prêtres et l’héritage ;  et des abus de toute sorte.
La notion d’appel de Dieu change de sens, avant l’appel émanait de la communauté et le prêtre était au service de la communauté ; après l’appel vient de Dieu et rend l’individu candidat au sacerdoce. La qualification sacrale reçue dans l’ordination est disjointe de la charge pastorale, cela découple le service d’une communauté et la qualification pour accomplir les actes sacrés. Le prêtre devient l’homme du sacré, séparé de la condition ordinaire des fidèles. Cette logique de séparation fait sens avec le caractère de sacrifice donné au repas eucharistique, et l’emphase sur le sacrifice eucharistique est rendue possible par la sacralité du prêtre. La sacralité fait système avec le fait que les femmes sont physiologiquement inaptes à poser les actes sacrés, lesquels ne sont posés que par des hommes, que leur sexe conforme au Christ, et que leur célibat sépare de la condition ordinaire des humains.

–      Au concile de Trente, le prêtre est pape en sa paroisse, dispensateur exclusif des biens du salut : séparation entre Eglise enseignante et peuple enseigné. Malgré le rééquilibrage de Vatican 2, il y a une différence de nature entre le sacerdoce des baptisés et le sacerdoce du prêtre.
La sacralité s’étend à toute la vie du prêtre et à son corps même alors qu’elle n’est liée qu’aux actes sacramentels (communier des mains du prêtre). Le sexe du prêtre

–      A partir du 19ème siècle, l’Eglise est expulsée du politique, la loi vient du citoyen. L’Eglise est assignée à la sphère privée. Elle va surinvestir la sphère familiale et faire du contrôle de la vie sexuelle des fidèles une question cruciale de son propre développement et un enjeu majeur de sa pastorale. Grâce à la confession, elle va tisser une culture de l’intrusion dans la vie, dans l’intime des fidèles, mise en œuvre par des hommes qui se sont faits eunuques pour le royaume. Autrement dit ce sont des hommes qui doivent renoncer à leur puissance propre pour exercer la puissance qui leur permet de contrôler celle des autres, dispositif pervers, composante du déséquilibre des prêtres.
Dans le même temps la liturgie se spectacularise et met en scène la sacralité du prêtre, « autre Christ ».

–      Aujourd’hui l’inflation du vocabulaire de la paternité autour du prêtre (ces pères symboliques surinvestis dont la sacralité, de moins en moins acceptée dans sa forme majestueuse, se déplace vers une nouvelle sacralité qui se joue dans l’emphase portée sur la paternité) a produit « une culture incestuelle » cf. Véronique Margron devant la CORREF.

En guise de conclusion, Danièle Hervieu-Léger livre sa conviction, le mariage des prêtres règlera peut-être une partie du problème jusqu’à un certain point, mais aucune mesure qui n’ira jusqu’à poser sérieusement le problème de l’ordination des femmes ne pourra produire le moindre effet. Parce que le simple fait d’ordonner des femmes suffit à faire sauter la notion de sacralité, dans la mesure où elles sont inaptes physiologiquement à la sacralité telle qu’elle a été définie par ce rappel historique.