Notes prise lors de la conférence de Michel YOUNES « Christianisme et islam, regards mutuels et enjeux d’avenir » le 29 03 2022

La rencontre, le dialogue sont fondamentalement liés et dépendent du regard mutuel que les acteurs se portent. Il est vain de penser le rapprochement, le vivre ensemble si on ne questionne pas la manière de se percevoir mutuellement. Au long de l’histoire, chaque tradition religieuse a développé différentes manières de regarder l’autre, allant de la condamnation au respect. Il est nécessaire de revenir à la racine de ce qui fonde ce jugement réciproque pour bâtir un horizon d’avenir qui prend en compte les valeurs partagées mais aussi les différences irréductibles.

Dès le 7ème siècle, la réalité de l’islam apparait comme une question posée aux chrétiens :

Sur le plan théologique d’abord, comment peut-il émerger une religion après l’avènement de Jésus-Christ, rédempteur universel ? Pour comprendre la diversité, le schéma chrétien dit que toutes les religions convergent vers le Christ. Donc l’émergence d’une nouvelle religion interpelle, d’autant que l’islam a une parole sur le Christ et les chrétiens.

Sur le plan historique, le développement numérique, la domination politique et sociale de l’islam ont  conduit, particulièrement en Orient à une situation où les chrétiens n’avaient pas les mêmes droits.

Sur le plan humain et spirituel, il y a des valeurs partagées.

A partir de ce constat, on peut s’interroger sur le bien fondé d’une proximité et sur les différences majeures qui restent irréductibles.

Du côté de l’islam, le Coran et la Sunna regorgent d’indications sur les chrétiens. Dans le schéma musulman, il n’y a qu’un seul Dieu, une seule parole adressée au monde et les religions antérieures ne font que préparer cette révélation qui est la seule vérité. L’étymologie du terme « din », qui désigne la religion, est jugement, dette. Il n’y a qu’un seul jugement, une seule religion, la religion de Dieu. Pour parler des autres religions on utilise le terme « diana ». Pour la tradition musulmane il y a eu différentes manifestations religieuses à travers l’histoire, qui vont être abrogées par la dernière.

Michel Younes va développer son propos en trois temps :

  1. Les perceptions musulmanes du christianisme
  2. Comment le christianisme a cherché à se situer vis-à-vis de l’islam ?
  3. Quels sont les défis majeurs pour l’avenir ?

Michel Younes précise qu’il abordera surtout le catholicisme dans le christianisme et que l’islam recouvre des réalités très différentes, d’autant qu’il n’y a pas de « chef » religieux.

1 – Les perceptions musulmanes du christianisme et des chrétiens

Comment le Coran aborde le christianisme et les chrétiens, quelles sont les expressions mobilisées dans la tradition musulmane ? Il y a deux notions majeures : les gens du Livre – les associationistes.

Les gens du Livre

Cette expression se traduit juridiquement par le statut protégé de dhimmi. Dhimmi renvoie aux juifs, aux chrétiens, quelquefois aux zoroastriens.

Le Livre est défini par rapport à un Livre archétypal qui se trouve auprès de Dieu, que la tradition musulmane appelle la mère des livres. L’expression « les gens du livre » ne se réfère pas à la Bible ; pour les musulmans Muhammad est annoncé dans la Bible et les chrétiens comme les juifs auraient supprimé de la Bible tout ce qui annonce Muhammad, il y aurait eu altération du sens et de l’écrit. Le vrai évangile n’est pas celui des chrétiens mais se trouve auprès de Dieu et sera contenu dans le Coran.

Il y a une source originelle qui est à la base de tous les livres, cf. Coran s13, v39 les tables gardées. La reconnaissance musulmane du statut particulier des chrétiens vient par en haut, par ce livre archétypal et c’est dans ce cadre là que la tradition musulmane dit « Nous croyons en ce qui vous a été révélé et en ce qui nous a été révélé ». « Ce qui vous a été révélé » n’est pas à entendre comme le livre que vous avez entre les mains, la Bible, mais comme cette source archétypale.

L’intérêt de ce statut juridique était la protection des chrétiens, en échange de laquelle ils devaient payer un tribut. Par la suite ce terme de dhimmi va glisser vers une forme de servitude et au fil du temps, sous les différents califes, des textes des 9ème et 11ème siècles, reflétant le contexte de l’époque, vont devenir de plus en plus difficiles à l’égard des chrétiens sur le plan social.

Le statut de dhimmi (protecteur puis discriminatoire) est levé en 1855 sous l’empire ottoman.

L’associationisme

Assimilé à l’égarement, un péché grave, il porte atteinte à la conception de l’unicité divine. Dans la foi musulmane, la foi en l’unique Dieu et en sa transcendance interdit de lui associer d’autres divinités. Les associationistes sont considérés comme polythéistes (sourate 9, v29, v5…) et peuvent être mis à mort. Même si le Coran ne parle pas des chrétiens comme des associationistes, la jurisprudence musulmane va très rapidement considérer la foi des chrétiens qui reconnaissent la divinité du Christ comme un trithéisme. L’associationisme est considéré comme de la mécréance, un égarement. Dans la Fatiha, la 1ère sourate du Coran v7, on désigne « ceux qui ont encouru la colère de Dieu » : les juifs et « ceux qui sont égarés » : les chrétiens.

Dans la théologie classique musulmane on trouve ces deux versants, mobilisés différemment suivant le contexte, les périodes, la sensibilité même des musulmans. Aujourd’hui certains intellectuels musulmans cherchent à dépasser ce clivage et considèrent les chrétiens comme des croyants parmi d’autres croyants, en mettant en avant la proximité et la foi en un Dieu unique (cf. par exemple la Lettre de 138 théologiens musulmans à Benoît XVI et aux responsables religieux chrétiens en Octobre 2007)

2 – Comment les chrétiens ont-ils perçu le défi de la foi musulmane ?

Les chrétiens mobilisent trois notions clés :

L’islam est une hérésie

Au 8ème siècle Jean Damascène a connu l’islam naissant. Dans un livre, il recense l’islam comme une hérésie chrétienne : la négation de la divinité du Christ rappelle l’arianisme. Certains verront dans l’islam une forme de vengeance divine par rapport aux déviances des chrétiens, mais cette vision est minoritaire. Les emprunts à la Bible expliquent la proximité et les écarts s’expliquent par une déviance. L’islam nie la crucifixion comme les docètes pour qui Jésus a été remplacé par un sosie sur la croix. L’islam est une hérésie judeo-chrétienne qui a gardé un certain nombre de pratiques juives comme la circoncision, la nourriture, les ablutions, mais n’a pas reconnu la messianité du Christ. L’islam est une réalité déviante, erronée, cela conditionne le regard porté sur les musulmans.

L’islam est une religion de la nature

C’est synonyme d’une forme de nature première avant la grâce, assimilée au paganisme. La vie de Muhammad, ses différentes épouses, ses appels à la guerre, justifient qu’il n’est pas un prophète et donc une exclusion du projet divin.

L’islam est une religion abrahamique

Notion plus récente qui cherche à rectifier le regard négatif des notions antérieures. On le doit à Louis Massignon. Et le § 3 de « Nostra Aetate » reprend la notion de figure abrahamique, cf. aussi le discours du pape Jean Paul II à Casablanca. La trajectoire de Louis Massignon est intéressante : un premier texte de 1917 parle de loi naturelle ; en 1935 un autre texte part de la figure d’Ismaël : l’islam est un héritage schismatique de la religion abrahamique ; enfin en 1948 il voit cette religion comme une ramification abrahamique et va chercher à reconnaître la sincérité de Muhammad.

Les trois tendances du côté des chrétiens peuvent se résumer ainsi :

  • un courant minimaliste qui ne voit dans l’islam que ce qui heurte les dogmes chrétiens
  • un courant maximaliste qui reconnait le prophétisme de Muhammad et le caractère révélé du Coran
  • une voie médiane qui manifeste de la sympathie, cherche le dialogue, mais reconnait les divergences.

Pourquoi y a-t-il un défi majeur à interroger les différentes manières de se voir mutuellement ?

3 – Défis majeurs pour l’avenir

 En 2050, les 2/3 des hommes se réclameront soit de l’islam, soit de la chrétienté. La mondialisation crée des défis qui impliquent chrétiens et musulmans dans la construction de la paix. Michel Younes veut ici orienter sa réflexion sur l’altérité et ce qu’elle recouvre comme droit à la liberté de conscience. Est-ce que j’accorde à l’autre le droit d’être différent sans le juger déviant, hérétique…C’est la base de tout vivre ensemble et à partir de là il pointe trois défis majeurs, adressés aux chrétiens et aux musulmans, en vue d’un vivre ensemble apaisé.

Dépiéger les logiques exclusivistes et d’annexion des autres.

L’exclusion, quel que soit le principe invoqué, conduit au rejet de l’autre, à se désintéresser de lui. Le défi est de transformer la logique de concurrence, la prétention à rectifier les autres, en une logique d’enrichissement mutuel, en commençant par ôter la prétention à connaître l’autre indépendamment de lui, ou mieux que lui-même. Du côté de la foi chrétienne on a fait un cheminement à partir de la notion des germes du Verbe dans les autres traditions, le rayon de vérité qui illumine l’autre dans sa différence. Cette démarche est nécessaire du côté musulman, mais plus difficile du fait de l’absence de magistère.

Articuler dialogue et annonce :

défi éthique car chrétiens et musulmans ont longtemps compris l’annonce en vue de la conversion des autres et chez les deux il y a une prétention à l’universel. Comment être dans une véritable démarche de dialogue – comme demandé par le pape Paul VI dans l’encyclique « Ecclesiam suam » : le dialogue fait partie de la nature de l’Eglise – et en même renoncer au prosélytisme agressif ? comment concilier les deux, annonce et dialogue ? d’abord à partir d’un témoignage honnête qui s’adresse à la liberté de l’autre et se refuse à tout prosélytisme, lequel s’adresse à sa faiblesse. Et considérer le dialogue comme une interpellation réciproque et non pas la recherche de ce qui est commun. Le dialogue devient exigeant, il exige l’altérité et non pas la simplification qui cherche le bien en gommant les différences.

Une fraternité par delà les logiques d’appartenance.

Défi majeur dans un contexte où les identités sont de plus en plus crispées. On a construit des entités liées à l’affiliation d’appartenance, voire une entraide liée à cette affiliation au détriment d’une fraternité universelle qui va au-delà des frontières d’appartenance, sans les renier, et qui les dépasse. cf. « Nostra Aetate » § 5 « nous ne pouvons invoquer Dieu, père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu ». La relation de l’homme à Dieu et à ses frères sont tellement liées que « qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » 1Jn 4,8. Toute discrimination entre hommes, entre peuples, en ce qui concerne la dignité humaine, est donc sans fondement et contraire à l’esprit du Christ.

Mais quid de la réciprocité ?

Récemment dans leur déclaration commune, le pape et le grand imam s’adressent, dans un « nous » inclusif à la société pour éliminer les causes de rejet. Et c’est en éliminant ces causes de rejet et d’exclusion que l’on peut commencer à parler d’une société commune. Construire une société commune ne vient pas d’une déclaration d’intention mais dans la déconstruction de ce que les traditions ont mobilisé pour exclure l’autre, et c’est alors que la notion de dialogue, de vivre ensemble peut prendre toute sa place.

En guise de conclusion, Michel Younes cite l’encyclique « fratelli tutti » § 198 du pape François : « Se rapprocher, s’exprimer, s’écouter, se regarder, se connaître, essayer de se comprendre, chercher des points de contact, tout cela se résume dans le verbe dialoguer »… le seul chemin pour un avenir construit ensemble passe forcément par « un dialogue persévérant et courageux…il aide discrètement le monde à mieux vivre, beaucoup plus que nous ne pouvons imaginer.».

 

Pour aller plus loin

Les approches chrétiennes de l'Islam

Les approches chrétiennes de l’islam. Tensions, déplacements, enjeux.

Michel Younes

Préfacé par Dominique Avon

Editions du Cerf

Collection Cerf Patrimoines

379 pages – paru en 2020