Intervention de Jean-Marc Aveline : « Tu choisiras le dialogue, balises spirituelles pour notre temps » »

Intervention de Jean-Marc Aveline lors du Colloque inter religions de St Jacut « Partager l’Universel : les enjeux du dialogue » 9/11 janvier 2009

(Ce texte de son intervention a été transmis par l’auteur aux participants au colloque. Il nous a permis de la publier sur notre site, en nous signalant qu’il l’a retravaillé pour la faire paraître avec d’autres textes dans un petit livre : « La Manne cachée », publié aux éditions de Chemins de dialogue à Marseille.)

Ce que je vous propose, dans le temps que nous avons et dans le développement de notre réflexion, s’organise en trois points : d’abord constater une expérience, puis énoncer une conviction et enfin écouter une invitation.

1.1 Une expérience

L’expérience, c’est l’expérience de la complexité du dialogue inter religieux. Avant de souligner les enjeux de ce qu’on appelle le dialogue inter religieux, je souhaite en effet nous rendre attentifs à sa complexité, aux limites et aux ambiguïtés de cette expression de « dialogue inter religieux ».

Je parle de limites parce que l’objectif d’un vrai dialogue n’est que rarement atteint et que mieux vaudrait parler, pour ne pas être trop en décalage par rapport à ce qui se vit réellement, de rencontres, de relations interpersonnelles qui constituent un dialogue de vie. En fait, à Saint Jacut, il y a un microclimat, mais il ne doit pas nous faire illusion même s’il est très important (cf. plus loin). L’emploi exagéré de l’expression dialogue inter religieux risque à mes yeux de ne traduire que son peu d’effectivité réelle. La réalité que nous connaissons (je pourrais détailler cela à Marseille et vous pourriez le faire ailleurs aussi) est que ce que nous nommons parfois dialogue consiste au mieux en une rencontre entre des personnes, rencontre amicale, féconde certes, mais se limitant pour l’essentiel à des relations interpersonnelles. Les relations interpersonnelles sont fécondes, on en a un exemple ici. Mais appeler cela dialogue, c’est apposer un mot très ambitieux sur une réalité plus humble. Et il me semble important de mesurer cette distance pour ne pas succomber à la mode de l’inflation sur le dialogue inter religieux, mode d’ailleurs qui risque vite de s’inverser, tant il est vrai que la frêle barque du dialogue est ballottée sur la mer houleuse des événements du monde.

Chez les chrétiens de l’autre côté de la Méditerranée (on évoquait tout à l’heure Pierre Claverie qui était très attentif à cela), on évite de parler de dialogue inter religieux parce qu’on sait très bien que ce qui existe réellement ce sont des rencontres, des expériences d’amitié, des relations, mais que le mot de dialogue inter religieux est piégé et parfois bien éloigné de la réalité. J’ai l’impression parfois en France, peut-être même en Europe, que l’inflation du mot n’a d’autre but que de cacher la misère de la réalité qu’il est censé dépeindre.

En outre, on a mieux conscience aujourd’hui, en France, à Marseille en particulier, mais en France en général ou en Europe, des ambiguïtés de l’expression dialogue inter religieux, non seulement de ses limites, mais aussi de ses ambiguïtés. Au sens où l’expression désigne à la fois :

– le rôle que les Etats voudraient que les religions jouent pour contribuer à la paix sociale. Alors on créera des structures où c’est le maire, le président du Conseil Général, du Conseil Régional, qui invitent à la même table, parce que maintenant c’est comme çà qu’il faut faire, le rabbin, l’imam, le pasteur, le curé, le vénérable, et on parlera de telle et telle chose et alors on dira : « on a fait du dialogue interreligieux » ;

– et, ce qui est loin d’être la même chose et c’est pour cela que je parle d’ambiguïté, l’attitude que des croyants au nom de leur foi entendent adopter à l’égard de fidèles d’autres religions autres que la leur, ce que nous vivons ici.

La première acception relève d’une théorie sociopolitique du religieux. La seconde est fondée sur une réflexion théologique, pastorale, etc., propre à chacune des traditions religieuses. Il arrive que cela coïncide, mais il arrive aussi que cela ne coïncide pas. Et être attentif aux deux acceptions permet de pouvoir relever les dangers de cette ambiguïté. Il est possible que cela coïncide et c’est normal parce qu’on ne voit pas pourquoi des croyants seraient absents de la scène de la paix sociale, que ce soit la paix sociale à l’intérieur d’un même pays ou que ce soit la paix internationale. Et encore heureux qu’ils y soient. On trouverait scandaleux qu’ils ne soient pas aux côtés d’autres. Mais en même temps çà peut ne pas coïncider, parce que les religions, à cause même de la dimension critique et prophétique des messages qui les fondent éprouvent régulièrement la distance qui existe entre ce que les Etats voudraient qu’elles fassent ou disent et ce qu’elles estiment être leur mission. Il n’est pas toujours sûr que la pensée dominante qui sollicite les religions pour leur faire dire ou faire ce qu’elle aimerait qu’elles fassent et disent corresponde à ce que les religions ont à dire. Il y a du potentiel critique et du potentiel prophétique qui peut convier les religions à manifester leur distance, y compris par rapport à la pensée dominante de celui qui les invite à parler. L’histoire nous montre assez bien, me semble-t-il, les dangers liés aux tentatives réciproques d’instrumentalisation dans la relation entre Etat et religion. Souvent d’ailleurs, l’Etat souhaite cette collaboration parce que lui-même a du mal à réaliser la paix sociale. Et donc on placera parfois l’expression dialogue inter religieux sous la bannière diffuse qui se nomme tolérance et on mettra là tout ce qui permettrait finalement de faire valoir que ces religions ne sont pas si différentes les unes des autres, avec le souci plus ou moins avoué de les niveler pour mieux les anesthésier. Mais une religion qu’on installe dans un fauteuil pour parler des choses de la cité risque fort d’oublier, trop heureuse de la considération qu’on lui témoigne enfin, la dimension critique et prophétique liée au message sur lequel elle est fondée. Une religion dans un fauteuil, çà finit par s’assoupir. Elle peut même en venir à perdre la distance et la liberté qui lui permettraient de dire autre chose que ce qu’on voudrait qu’elle dise dans l’espace feutré du politiquement correct. Elle court alors le risque de se laisser anesthésier, plus attentive à l’utilité sociale qu’on veut bien lui concéder qu’au devoir prophétique qui lui incombe.

Cela est vrai également dans les relations internationales. On l’a bien vu ici d’ailleurs. Le « politiquement correct » aurait peut-être voulu que nous arrivions très vite à une parole commune sur les événements du monde aujourd’hui. Or ce n’est pas tout à fait possible. Mais je crois qu’il est plus honnête de dire ce qui nous différencie que de faire semblant d’être ressemblants.

Toutefois, au-delà des limites et des ambiguïtés que je viens de souligner, j’ai parlé de complexité parce que, dans complexité, il y a le négatif et le positif. Donc il importe à mes yeux d’être conscients de ces limites et de ces ambiguïtés, mais aussi des enjeux de ces relations inter religieuses aujourd’hui. On a évoqué tout à l’heure ce qui s’est passé à Rome dans le Forum islamo-catholique, on a parlé des Amitiés judéo-chrétiennes. On a déjà fait du chemin. Quand on regarde sur 20 ou 30 ans en arrière, on a fait du chemin. Il ne faut pas que ce travail se perde. Il faut pouvoir le continuer. Je crois que, pour continuer ce chemin, il faut que nous essayions de réfléchir comme nous essayons de le faire ici à Saint Jacut, colloque après colloque, mais il faut que nous prenions bien conscience que le dialogue est un travail, un travail sur soi, un travail avec l’autre, un travail avec des hauts et des bas, un travail avec des avancées et des reculs, un travail avec des enthousiasmes et des déceptions. La barque du dialogue ne vogue pas sur un long fleuve tranquille où l’on ne ferait que progresser en se laissant porter par le courant. Loin de là. Il lui faut, à temps et à contretemps, parfois contre vents et marées, rechercher le souffle de l’Esprit et apprendre à lire sur la grève le sens étonnant des ricochets de Dieu.

1.2 Une conviction

Après l’expérience, celle de la complexité, je voudrais aborder la deuxième étape. J’ai dit : une conviction. En fait, je voudrais dire plutôt une double conviction que j’énonce ainsi : la conviction que Dieu travaille par ricochets et deuxièmement la conviction que la différence est un don.

1.2.1 Dieu travaille par ricochets

Le mot ricochet évoque à mes yeux deux choses : l’image du rebond et l’image du détour.

L’image du rebond : le ricochet, c’est ce qu’on fait avec un caillou plat sur la surface de l’eau, ce à quoi nous nous sommes presque tous essayés.

L’image du détour : agir par ricochet, c’est agir par contrecoup, indirectement.

Ces deux images me semblent dire quelque chose de l’agir de Dieu, spécialement utiles pour interpréter notre situation actuelle.

Le rebond parce que rien n’est jamais perdu avec Dieu, parce que rien n’est impossible à Dieu, comme dirait un texte de la tradition chrétienne. Le rebond contre la tentation du fatalisme. Si le dialogue connaît des hauts et des bas, Dieu est toujours capable de le faire rebondir. Dire de Dieu qu’il agit par ricochet ici, c’est dire de Dieu qu’il est fidèle.

Et le détour, parce que, comme on le lisait hier soir lors de la célébration eucharistique dans Isaïe chapitre 55, versets 1-11, les chemins de Dieu ne sont pas nos chemins (le ricochet comme détour), ses pensées ne sont pas nos pensées.

« Nul n’est une île », disait le moine trappiste Thomas Merton qui fut l’un des pionniers du dialogue inter religieux, mort à Bangkok en 1968. Et à Thomas Merton avec qui d’ailleurs il était en lien, Abraham Heschel répondait : « Aucune religion n’est une île ». Je cite là le titre de deux ouvrages.

Autant le ricochet comme rebond fait face à la tentation du fatalisme, autant le ricochet comme détour fait face à la tentation de prétendre tout maîtriser. Dieu est capable de nous parler indirectement, par détour, par l’autre.

Dieu est fidèle, voilà ce que me dit le rebond. Dieu est libre, voilà ce que me dit le détour. Et je ne peux pas prétendre maîtriser à moi tout seul les chemins de Dieu.

Dans le dialogue, nous comprenons mieux que Dieu se révèle par ricochet, d’une part parce qu’il est toujours capable de susciter du neuf, du réveil, de la prophétie, du « principe protestant » au sens où je l’évoquais hier et donc de manifester sa liberté.

Et d’autre part, parce qu’il se révèle aux uns et aux autres, et j’irais jusqu’à dire qu’il se révèle aux uns par les autres, comme par ricochet. Et parce qu’il se révèle aux uns par les autres, il nous appelle au dialogue.

Dans l’expérience de la rencontre, nous comprenons, ou plutôt nous prenons conscience, que nous sommes invités, comme le disait Christian de Chergé, à « co-respondre», c’est-à-dire à répondre ensemble à l’appel de Dieu, un peu comme se croisaient dans l’air pur du village de Tiberine l’appel du muezzin et la sonnerie de la cloche. Cet appel s’adresse aux uns par les autres dans une inlassable réciprocité où nous sommes appelés à recevoir les complémentarités de nos fidélités.

1.2.2 La différence est un don

Cela me conduit à la deuxième conviction, à savoir que la différence est un don. Et un don de Dieu, çà se respecte. Ce n’est pas évident de penser la différence, de vivre la différence. On le sait dans les relations les plus simples. On peut se gargariser de mots à ce sujet, mais on sait bien que justement, c’est souvent pour faire un écran de fumée ! Comment penser la différence religieuse ? Il y aurait peut-être une piste : considérer cette différence comme un don de Dieu, c’est-à-dire un don qui nous fait percevoir ce qu’Il est. Hier, j’évoquais ces deux passages de Jean-Paul II, l’un qui est après Assise le 22 décembre 1986 lorsqu’il fait la distinction entre l’unité de la famille humaine et, à l’intérieur de cette unité, la distinction entre les différences qui procèdent du péché de l’homme et qui sont plutôt à réconcilier et les différences qui procèdent du dessein même de Dieu. Et il y revient dans cette deuxième journée d’Assise le 24 janvier 2002 après les événements du 11 septembre 2001 quand il dit encore une fois cette importance du respect des différences et même de sa compréhension de la vocation de l’Église à témoigner que ces différences sont ordonnées à l’unique dessein salvifique de Dieu. Voilà la raison qu’il donne quand il doit se justifier devant les cardinaux pour dire : pourquoi j’ai convoqué Assise ? J’ai convoqué Assise, non pas pour que finalement l’Église Catholique prenne le leadership des religions pour la paix, non pas pour montrer que tout converge vers le catholicisme, ce n’est pas un meeting inter religieux, c’est une journée de jeûne, de pèlerinage et de prière pour la paix. Ce que nous avons fait et qui est si important pour la paix, c’est de commencer par nous écouter, c’est-à-dire faire confiance à la prière de l’autre qui s’adresse à Dieu. Écouter, çà veut dire çà. Quand vous voyez cette assemblée d’Assise, c’est cela qu’elle manifeste.

La différence, bien sûr, se présente à nous comme un fait dans tous les domaines de la vie. Impossible de dire que nous sommes tous pareils. Ou alors, on se trahit soi-même et on montre que l’on résiste en réalité à accepter la différence. Un chrétien n’est pas un musulman, un musulman n’est pas un juif, un juif n’est pas un chrétien, etc. Nous le savons bien. Parfois d’ailleurs, il est utile de rappeler ces évidences dans un contexte où, tolérance rimant avec indifférence, on prétendrait vouloir tout niveler. Il y a des différences qui demeurent. On se souvient peut-être de ce beau passage de Christian de Chergé – c’était à l’occasion d’une conférence en 1984 où il disait, après des années passées en contexte musulman, après avoir fait lectio divina avec le Coran : « Il me reste une question : Quel est le sens divin de ce qui humainement nous sépare ? ». D’habitude, on trouve du sens divin à ce qui nous unit, c’est plus facile à faire. Mais dire : il y a du sens divin, aussi, à ce qui nous différencie, à ce qui nous sépare. Quel est le sens divin de ce qui humainement nous sépare ?

Et la réponse, elle tient en trois temps.

Premièrement, il dit : le sens, il est divin, alors justement je ne peux pas vous le dire. Cela paraît simple. Méfiez-vous de celui qui viendrait vous dire : Moi, je vais vous expliquer le sens divin de ce qui nous sépare. Ce sens-là, il est à Dieu. Je ne peux pas le savoir. Je ne le saurai qu’à la fin.

Deuxièmement, même ne le sachant pas, il m’est possible d’espérer. Il m’est possible d’espérer qu’un jour viendra – et j’espère parce que je l’éprouve, parce que je le pressens, on n’espère pas comme çà, en l’air. Un jour viendra où, réunis dans la maison du Père, dans une espèce de communion des saints élargie, nous comprendrons mieux comment des fidélités à des normes de foi différentes (c’est pour çà que j’ai parlé plus haut de complémentarité de nos fidélités) nous ont pourtant conduits vers un même puits.

Troisièmement, ce qu’on peut espérer, il nous revient d’essayer de l’incarner. Au fond, pourquoi est-ce que je m’engage dans le dialogue inter religieux ? C’est simplement pour essayer, tant bien que mal, avec des hauts et des bas, avec des avancées et des reculs, avec des compréhensions et des déceptions, c’est pour essayer d’incarner l’espérance qu’un jour viendra où…

Comme vous le voyez, dire que la différence est un don, nous conduirait sur des chemins très intéressants, mais très longs aussi, d’approfondissement théologique pour chacune de nos traditions religieuses. Le dialogue inter religieux est l’une des formes par lesquelles nous pouvons concrétiser notre espérance d’une communion, communion différenciée et différée. Différenciée parce qu’elle ne gomme pas les différences et différée parce qu’elle ne sera plénière qu’à la fin. Comme chrétien, je pourrais aller jusqu’à dire que la différence est comme le quasi-sacrement de cette communion différée. À condition que je la reçoive comme un don. Si je fais cela, si je m’engage là, alors il me semble que j’ai trois conséquences.

Premièrement, je dois apprendre à respecter les chemins des autres vers Dieu, parce que je confesse qu’ils sont des réponses au chemin que Dieu a fait vers eux. En théologie chrétienne, ce qui est le plus important, ce n’est pas les chemins des hommes vers Dieu, c’est les chemins de Dieu vers les hommes. C’est Dieu en quête de l’homme, pour le dire avec les mots de Heschel. Les chemins que les hommes cherchent pour rejoindre Dieu ne sont que réponses aux multiples chemins par lesquels Dieu s’est approché de chacun. Ce qui est le plus étonnant, ce n’est pas que les chemins des hommes vers Dieu soient multiples et différents, c’est que Dieu ne soit jamais à court d’inventer de nouveaux chemins pour rejoindre chacun. C’est la multiplicité des chemins de Dieu vers l’homme qui est encore plus étonnante. Donc la première conséquence, c’est que je dois respecter les chemins des hommes vers Dieu parce que je confesse qu’ils sont des réponses au chemin que Dieu a fait vers eux.

La deuxième conséquence, c’est que le vrai dialogue se fait exigence de s’appuyer sur la grâce particulière de chacun, pourvu de dons différents. Je ne vais pas chercher dans l’autre ce que j’ai déjà, ce qui me ressemble. Bien sûr, c’est important de vérifier de temps en temps qu’il y a des choses communes. Mais c’est encore plus important d’aller chercher la grâce particulière de l’autre, de faire confiance en la sûreté de son pas, même si parfois cela est éprouvant et décapant. Recevoir par l’autre un don de Dieu, c’est accepter que je ne possède pas tout.

La troisième conséquence, c’est qu’alors je peux prêter ma voix, prêter mon cœur, prêter mon existence aussi à la prière de l’autre et faire confiance à sa prière, offrir l’hospitalité et, ce qui est parfois aussi exigeant, accepter qu’on m’offre l’hospitalité. Je redis encore une fois l’importance pour moi de l’expérience d’hier matin et qui n’est pas seulement un exercice de lecture. Comme chrétien, cela ne m’écarte pas de ma foi en Jésus-Christ. Au contraire. Cela me permet d’approfondir les diverses dimensions du mystère christique – et je n’en signale que trois, sans pouvoir approfondir, mais ici elles me semblent importantes si l’on veut faire en théologie chrétienne le travail qui correspond à ces conditions – cela me permet d’approfondir la dimension pascale, la dimension trinitaire et la dimension eschatologique du mystère christique. On n’en a pas fini avec le mystère christique quand on a simplement parlé de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ. C’est le centre de gravité. Mais le mystère christique déployé déjà dans les écrits évangéliques, dans la tradition de l’Eglise, s’étend à travers ces différentes dimensions : pascale, trinitaire, eschatologique. Et on trouverait là comment le fait d’approfondir cette théologie de la différence ne m’éloigne pas de la confession christologique et trinitaire de la foi chrétienne, mais au contraire me permet de l’approfondir et d’en trouver encore des harmoniques jusque là non développées.

Apprendre à recueillir les ricochets de Dieu et à recevoir la différence comme un don, voilà qui peut nous aider à mieux travailler en chacun de nous la ressemblance avec celui qui nous a créés à son image. Puisse l’esprit nous aider en cet apprentissage, lui qui souffle où il veut sans que l’on puisse savoir ni d’où il vient ni où il va. Ici à Saint Jacut, c’est ce que nous essayons de faire depuis des années, faisant dialoguer nos écritures pour mieux stimuler nos fidélités à des normes de foi différentes et apprendre par ce jeu d’écritures que celui qui est toute miséricorde nous conduit vers un même but par des chemins qui ne sont pas nos chemins. À nous simplement pour pouvoir avancer d’écouter son invitation.

1.3 Une invitation

Une expérience, une conviction, plutôt double, et une invitation.

L’invitation, je la trouve au livre du Deutéronome dans le dernier discours de Moïse. Je vous en lis quelques versets. Cela se trouve au chapitre 30 et je prends le texte dans la TOB.

  1. Et quand arriveront sur toi toutes ces choses, la bénédiction et la malédiction que j’avais mises devant toi, alors tu les méditeras dans ton cœur parmi toutes les nations où le Seigneur ton Dieu t’aura emmené.
  2. Tu reviendras jusqu’au Seigneur ton Dieu, tu écouteras sa voix, toi et tes fils, de tout ton cœur, de tout ton être, suivant tout ce que je t’ordonne aujourd’hui.

  1. Ce commandement que je te donne aujourd’hui n’est pas trop difficile pour toi, il n’est pas hors d’atteinte.
  2. Il n’est pas au ciel ; on dirait alors : « Qui va, pour nous, monter au ciel nous le chercher et nous le faire entendre pour que nous le mettions en pratique ? »
  3. Il n’est pas non plus au-delà des mers ; on dirait alors : « Qui va, pour nous, passer outre-mer nous le chercher et nous le faire entendre pour que nous le mettions en pratique ? »
  4. La parole est toute proche de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur pour que tu la mettes en pratique,
  5. Vois, je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur,
  6. moi qui te commande aujourd’hui d’aimer le Seigneur ton Dieu, de suivre ses chemins, de garder ses commandements, ses lois et ses coutumes.

  1. J’en prends à témoin aujourd’hui contre vous le ciel et la terre ; c’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous, c’est la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie pour que tu vives, toi et ta descendance,
  2. en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui.

Tu choisiras la vie, pour que tu vives, toi et ta descendance.

Voilà la boussole que le Seigneur nous propose ou plutôt qu’il propose à l’humanité à travers l’expérience singulière du peuple de l’Alliance.

Nous savons d’expérience qu’il n’est pas si facile de choisir la vie, de choisir de faire avec sérieux et en vérité l’expérience de la vie, expérience de la joie et de la tristesse (comme le disait Annabelle hier soir en parlant de ses chansons), expérience de l’amitié et de l’incompréhension, expérience de la solitude et du doute, expérience d’être aimé et d’aimer, expérience de la complicité, de la fraternité, de la solidarité ou de la déception, expérience de l’espérance en dépit de tout ce qui pourrait nous conduire au désespoir. « Celui qui peut dire qu’il croit en Dieu malgré l’objection du mal, disait Paul Ricoeur, trouve en Dieu la source de son indignation, et non pas l’apaisement de son besoin d’expliquer ». Expérience de l’espérance. Chacun pourrait continuer l’énumération. Qu’est-ce que c’est que faire avec sérieux l’expérience de la vie ? Chacun peut traduire, s’il y réfléchit un petit peu, ce que signifie aujourd’hui pour lui l’invitation du Seigneur : « Tu choisiras la vie ».

J’aimerais vous proposer de comprendre cette invitation, ici à Saint Jacut, sous la forme : « Tu choisiras le dialogue ». Pour expliciter le sens, l’horizon, la direction, indiqués par cette boussole, je vous propose trois petites balises.

1.3.1 Le dialogue, révélation de Dieu à l’humanité

Je me situe en théologie chrétienne. Dialogue, c’est un mot qui entre pour la première fois dans les textes du magistère de l’Eglise avec Paul VI dans sa première encyclique Ecclesiam suam datée du 6 août 1964. Le mot latin, c’est colloquium. C’est la première fois que ce mot est employé dans le sens où nous l’utilisons ce matin. Mais pour Paul VI, le colloquium, c’est ce qui vient de Dieu, c’est la relation d’alliance que Dieu a voulu instaurer avec l’humanité pour se révéler. Au fond, ce que dit Paul VI dans ce texte – et j’y reviens parce que pour moi, c’est vraiment le texte fondateur, théologiquement parlant, de l’engagement de l’Eglise dans le dialogue inter religieux.- c’est que Dieu aurait pu se révéler de trente six mille façons, mais nous confessons qu’il a choisi de se révéler en engageant avec l’humanité un dialogue, dialogue que la Bible raconte sous la forme d’une histoire d’alliance, dialogue proposé, dialogue refusé, dialogue re-proposé , dialogue re-refusé, etc…, une histoire d’alliance. Dire de Dieu qu’il se révèle ainsi, c’est fonder, développer une théologie dialogale de la Révélation. Paul VI fonde une théologie dialogale de la mission sur une théologie dialogale de la révélation. (Si on avait le temps ici, on reviendrait sur la question de la mission évoquée tout à l’heure). La première balise, c’est que le colloquium d’alliance vient de Dieu. Il n’y aurait pas de colloque entre nous s’il n’y avait d’abord un colloquium de Dieu avec l’humanité. Il n’y aurait pas de dialogue entre nous si d’abord nous ne nous replongions pas dans l’initiative de Dieu dont le geste le plus significatif à mes yeux est celui décrit dans les textes johanniques : « Je me tiens à la porte et je frappe. Si tu m’ouvres ton cœur, je ferai chez toi ma demeure. » C’est le geste le plus significatif de Dieu, celui qui demande l’hospitalité, qui s’arrête devant la liberté que nous avons d’ouvrir ou de fermer la porte ; et parfois nous pouvons l’avoir ouverte et puis l’avoir refermée. Si nous lui ouvrons la porte, alors, comme disait ma mère, il entre mais pas tout seul. Et ceux avec qui il entre ce ne sont pas ceux-là à qui on aurait aimé ouvrir la porte. Parce que les frères qu’il nous amène, des bergers aux larrons, des prostituées aux voleurs, etc…, sont ceux qu’on n’aurait pas pensé devoir être nos frères. Mais enfin ils s’y engouffrent. La première balise, c’est cette humilité devant le geste de Dieu, qui fonde d’ailleurs la tonalité de nos colloques. Nous ne faisons qu’essayer de nous ajuster au geste que nous confessons être celui de Dieu dans sa Révélation.

1.3.2 Nous choisissons le dialogue

La deuxième balise, c’est que, nous ajustant à ce geste, alors nous aussi nous choisissons le dialogue. Ce n’est pas simplement quelque chose qui nous est imposé, nous choisissons le dialogue, non seulement avec les religieux, mais avec l’humanité. Nous savons tous aujourd’hui d’expérience que Dieu n’est pas plus proche de l’homme religieux que de l’homme séculier, et qu’une religion qui serait vécue comme une protection ou comme un écran risque plus de nous éloigner de Dieu

que de nous y faire parvenir. Il vous est sans doute arrivé, comme à moi, de vous sentir plus proche d’un humaniste non religieux, fût-il athée, que d’un religieux plus ou moins fondamentaliste, fût-il chrétien. Donc la deuxième balise, c’est l’ouverture à tous. Un : l’humilité devant le geste de Dieu qui donne le ton. Deux : l’ouverture à tous, et pas seulement aux religieux. Parfois je crains, en théologie chrétienne, que la difficulté pour la théologie aujourd’hui de se faire reconnaître, d’avoir une place au soleil épistémologique de nos sciences actuelles, fasse qu’elle se replie sur les questions inter religieuses parce que là au moins on est entre croyants. Elle perdrait cette tonalité apologétique, dans le sens de ce que disait Blondel en 1913 : « Ce qui importe, c’est de dire quelque chose qui compte aux yeux de ceux qui ne croient pas ». Ce n’est pas de se conforter entre nous. Le dialogue inter religieux n’a de sens que s’il est perçu sur fond de dialogue avec l’humanité. Il n’en est qu’un cas particulier, important certes, et tout à fait spécifique.

1.3.3 Dialoguer en chemin

La troisième balise, c’est que, si nous choisissons le dialogue, alors, dialoguons en chemin, malgré tout ce qui nous conduirait à refuser, à fuir ou à cesser le dialogue, nous « tenant ensemble » comme disait Bernard en ouvrant notre colloque hier. Cela m’évoquait ce moment où Christian de Chergé, alors qu’on disait partout qu’il fallait surtout que les chrétiens ne restent plus en Algérie parce que c’était trop dangereux, qu’il fallait partir, il y avait des pressions, y compris des ordres religieux pour partir et évidemment toute communauté se posait la question et c’était difficile de trouver une réponse, il l’avait essayé à Tibherine. Chergé va voir le vieux cardinal Duval et Duval de lui dire : « Je n’ai qu’un mot à vous dire, c’est un mot paulinien : la constance ». Et c’est vrai que c’est un mot paulinien, je n’avais jamais vu que c’était un mot si important chez Paul – la constance. C’est-à-dire cum stare, tenir ensemble. Je me disais en écoutant Bernard hier matin que peut-être l’une des choses les plus importantes que nous ayons à faire dans le contexte actuel, c’était de manifester la fécondité de cette constance, de se tenir ensemble. Ce n’est pas simplement pour nous réchauffer, mais pour continuer à avancer ensemble sur le même chemin. Tenir bon, constance.

Troisième balise donc, nous tenant ensemble, nous apprenons, chemin faisant, à découvrir par les autres des traits saillants du visage de Dieu, même si nous savons bien que la totalité de ce visage échappera toujours à notre vue. Mais nous comprenons mieux que nous nous tromperions à prétendre ne pas avoir besoin des autres pour comprendre le visage de Dieu. Comme si la belle intuition de Michel de Certeau était vraie encore aujourd’hui lorsqu’il disait en 1963 : « Certaines fleurs encore closes de notre jardin chrétien auront besoin pour pouvoir éclore du soleil qui leur viendra de ces autres cultures que ne ponctuent pourtant aucun signe chrétien ». C’était en 1963 et cela est vrai aujourd’hui.

1.4 Conclusion

Je conclus.

Tu choisiras le dialogue, parce qu’on découvre Dieu dans la rencontre qu’il suscite. « On découvre Dieu dans la rencontre qu’il suscite » : voilà encore une phrase de Michel de Certeau. Et parce que c’est pour toi un chemin de sainteté. C’est un chemin de sainteté parce que c’est un chemin de conversion, non pas de conversion à la foi de l’autre ni de conversion de l’autre à ma foi, mais de conversion commune de nos désirs de maîtrise en accueil de liberté.

Tu choisiras le dialogue aussi parce que c’est ta responsabilité dans cette part d’humanité, dans ce moment d’histoire du monde, que Dieu confie à ta prière et à ton espérance. Dans cette façon de dire, il y a une dimension de résistance, soit à ce qui pourrait niveler les différences, soit à ce qui pourrait pervertir les relations.

Tu choisiras le dialogue parce que c’est ta responsabilité pour cette part d’humanité, pour ce moment de l’histoire du monde que Dieu a confié à ta prière, à ton espérance, à ton discernement par rapport aux idoles, et à ton engagement.

Tu choisiras le dialogue enfin parce que Dieu lui-même a choisi de l’engager avec toi, avec une infinie patience, avec une inlassable confiance, avec une invincible obstination, parce qu’il veut que tu vives et que vous viviez, toi et tous ceux qu’il te donne, qu’il t’a donnés et qu’il te donnera au fil des années comme compagnons de route.

Il n’y aurait pas de dialogue s’il n’y avait pas de différence. Alors en choisissant le dialogue apprends à reconnaître les différences comme un don de Dieu et comprends la profondeur à laquelle tu es appelé dans la relation avec tes frères qui croient autrement que toi.

Puissent nos colloques de Saint Jacut raviver toujours pour chacun de nous le choix du dialogue.