Thomas Merton, moine trappiste, le combat d’un homme moderne pour la liberté

1–Pourquoi cet exposé ?

La question de la liberté me travaillait depuis longtemps et l’actualité m’a rattrapé dans le débat actuel entre liberté et sécurité. Ceci est donc autant un témoignage, que la présentation d’un homme qui a marqué l’Amérique du XXème siècle.

De confession catholique, je ne pouvais pas admettre qu’une religion soit effectivement opposée à la liberté dans un monde qui prétend en faire l’une de ses valeurs principales.

Un moine, d’un ordre particulièrement sévère, passait sa vie en quête de la liberté sans pour cela sortir de l’obéissance à la Règle ; cela valait la peine d’aller voir comment !

Voilà un homme (franco-américain), baptisé anglican, ballotté de pays en pays, d’écoles en universités, de la liberté estudiantine sans limites à un baptême catholique, qui, un jour, choisit la vie monastique la plus stricte…en quête d’une relation intime avec le Dieu qui l’interpelle et, en final, va s’ouvrir aux humains de toutes religions ou sans religion, à l’amour pour une femme et à travers cela parvient à une intégration qui l’unifie et le rend totalement libre. N’était-ce pas intéressant ?

Devenir un « Nouvel Homme », vrai, vivant, chaleureux, libre.

Ou, simplement, un homme ordinaire, tel qu’il peut être, et tel que j’aimerais que soient ceux qui dirigent nos destinées, nos sociétés, civiles ou religieuses.

La vie de cet homme m’est apparue comme une voie expérimentale, moderne donc, de vérification d’une foi qui, chez lui, n’avait rien d’évident au début de sa vie, et vers laquelle il a été attiré par l’intermédiaire d’expériences esthétiques et poétiques.

Il fallait que ce soit radical, d’où le choix de la Trappe, d’une vie contemplative (Dieu seul !), dénuée de toute finalité utilitaire, même apostolique. Et il se rend compte que cette tentative peut butter sur une impasse, même avec les meilleures intentions, s’il se laisse porter par la théologie classique, cataphatique, affirmative. Comme le chercheur (scientifique) fasciné par les théories en vigueur qui lui ont permis la compréhension d’un ensemble de phénomènes, butant sur des paradoxes insolubles, accepte de contester la validité universelle de ces théories.

« Comment cela se fera-t-il ? »

Il y a la philosophie, Nietzsche, les intuitions de Marx, les libéralismes, l’existentialisme…En fait, c’est sa découverte de William Blake qui va le mettre sur une autre voie. Il est rebelle et l’ordre monastique ne permet pas beaucoup d’écarts. Mais, comme un chercheur, il devient une taupe monomaniaque, il se laisse déstabiliser…Jusqu’à cette intégration unifiante et ce voyage en Asie où il vérifiera.

2—Une rencontre, un témoignage, plus qu’une biographie

C’était à New-York, lors d’un voyage avec un collègue indien, spécialiste des calculs de structures et, en particulier, de la mécanique de rupture.

Nous étions ingénieurs à Framatome dans les années 1970/80. J’étais alors responsable des matériaux pour les centrales nucléaires. Nous participions aux travaux de sociétés américaines concernées par le comportement des appareils à pression, et plus particulièrement des composants de centrales nucléaires.

Dans nos moments de liberté, nous fréquentions une librairie spécialisée dans les ouvrages de spiritualité. Aussi bien l’astrologie, le New Age, le chamanisme…que les grandes religions. C’est là que j’ai rencontré Thomas Merton dans un titre qui répondait à des questions personnelles plus ou moins claires : « Contemplation in a world of action ». Ce livre tentait d’expliciter ce qu’était la vie monastique, ses dérives et échecs possibles, ce qu’elle pouvait signifier dans un monde qui lui tournait le dos. Une radicalité qui allait bien avec l’esprit de recherche dans lequel nous étions. Je ne savais pas où cela pouvait me mener.

Dans l’avion de retour j’ai lu une partie du livre, mais c’était dense et j’ai dû le laisser ; cependant, j’ai acheté d’autres ouvrages de l’auteur…

A l’époque, ma participation à l’église catholique était, pour le moins, difficile et c’est dans les marges, sur le seuil, que je cherchais des repères pour vivre. La vie était à l’extérieur. Même si j’avais déjà rencontré de vrais témoins ! Même si j’avais découvert, sur un bateau de la Royale, durant mon service militaire, l’interpellation personnelle qui résonne dans les livres des prophètes de la Bible (Isaïe, Osée, Michée, Ézéchiel…). La vie en mer est parfois comme un désert !

L’aventure industrielle était passionnante, mais desséchante. Même si l’entreprise, en tant que nœud de relations, provoquait à une vie de rencontres. Jusqu’à en faire un sujet d’étude et des propositions à la direction pour tenter de résoudre des situations conflictuelles.

J’étais en quête d’une source—et ma femme aussi !

De nombreuses expériences…jusqu’à la fin 80. Thomas Merton, dans cette période, est passé à la trappe(!). Je ne sais pourquoi, sinon la légèreté avec laquelle je vivais la foi.

Il a fallu une requête des collègues du CREDI (cultures et religions en dialogue), pour que je me souvienne de la joie de cette rencontre et que je replonge dans l’aventure de ce moine trappiste.

 Je savais que son bestseller (The Seven Storey Mountain) ou (la nuit privée d’étoiles), tiré à plus d’un million d’exemplaires, mais que je n’avais pas lu à l’époque, n’était que le début de l’aventure. Un livre qui tombait au bon moment (1948) et qui aurait pu n’être qu’une belle histoire de conversion se terminant dans le silence compact d’une Trappe. Un livre écrit dans l’ambiance d’un nouveau croyant découvrant les trésors cachés du christianisme, à l’écart de l’agitation du monde, marqué par la guerre et les bouleversements sociopolitiques qui en résultaient.

J’ai lu d’autres livres : l’un qui rassemble une partie de sa correspondance et un autre rassemblant plusieurs de ses journaux ; c’est là que j’ai découvert à quel point il avait été engagé dans les défis auxquels l’Amérique a été confrontée : guerre froide, menace nucléaire, Vietnam, pacifisme, objection de conscience, droits des Noirs, Amérique latine, misère sociale…Par la correspondance mais aussi par des publications dans la Presse, plus ou moins contrôlées par la censure de l’Ordre.

En quoi une vie « contemplative » pouvait-elle donc mener à ces engagements alors qu’elle est en principe tournée vers l’intérieur, vers l’intime, à l’abri d’une clôture ? Comment pouvait-elle mener à l’ouverture la plus grande aux autres voies spirituelles alors qu’il y a toutes sortes de contradictions doctrinales et que la religion catholique revendique posséder la vérité !

Ne fallait-il pas l’accès à une liberté qui manque dramatiquement à beaucoup de nos contemporains, religieux ou non ?

Ne faut-il pas une telle liberté pour que nous sortions des impasses où nos sociétés se retrouvent bloquées ?

Ce que j’ai découvert, j’essaie d’en rendre compte aujourd’hui, mais je suis conscient que ceci n’est encore qu’une ébauche car il y a une œuvre poétique, en particulier la dernière, éditée après sa mort et non traduite, que je n’ai pas explorée.  Une partie des ouvrages auxquels je me réfère est en américain ; je n’ai traduit que l’ouvrage de correspondance (les lettres écrites par Thomas), intitulé : « Hidden ground of love », et une partie des journaux « The intimate Merton »

3—Une brève biographie

*première page de « la nuit privée d’étoiles »

Son père (Owen) vient de Nouvelle Zélande, et sa mère (Ruth) est américaine ; ils se sont rencontrés à Paris !

Les parents sont artistes, peintres, le père est anglican et la mère attirée par les Quakers.

A 6 ans Thomas perd sa mère et à 16 ans son père…puis son frère durant la guerre.

Il y a des grands parents qui l’accueilleront et par lesquels il aura une indépendance financière. Son parrain l’incitera à voyager et à apprendre des langues. USA, GB, Ecosse, Rome, Allemagne, France …

Une première scolarité, difficile, au lycée Ingres de Montauban.

Puis, en GB, public-school, puis Cambridge (à 19 ans) ; une vie de débauche que son parrain l’oblige à quitter en l’envoyant en Amérique.

Columbia University, la vie étudiante, le parti communiste, beaucoup d’activité d’écriture, dans l’université et à l’extérieur.

Le 16/11/1938, il est baptisé catholique ; il cherche une communauté religieuse. Sa demande auprès des franciscains est refusée à cause de son passé.

Le 10/12/1941, il entre à l’abbaye Notre Dame de Gethsémani, Kentucky.

En 1951, il est maître des étudiants.

En 1955, maître des novices.

En 1958, il fait des rêves et une expérience intérieure à Louisville.

En 1960, il obtient l’autorisation de commencer à vivre dans un ermitage, mais il n’y entrera vraiment qu’en 1965.

Il meurt accidentellement à Bangkok, le 10 Décembre 1968, juste après avoir donné une conférence sur le marxisme à des responsables religieux.

Il a donc vécu 27 ans avant d’entrer à la Trappe et 27 ans après.

La période la plus féconde de sa vie commence en 1961 et beaucoup de publications seront posthumes.

L’impact sur l’Amérique sera très fort, moindre en France.

4—Les influences

Dès sa naissance, Thomas est sur un chemin ouvert, imprévisible.

Ses parents sont tous deux artistes et sa mère est une femme forte, déterminée à faire de Tom un homme libre, consistant, bien dans sa peau.

Ce gout pour la liberté, il en abusera…

La nature (les bois en particulier), l’atmosphère médiévale et les vieilles chapelles dans la région de Saint Antonin vont l’imprégner profondément. Il a 10 ans à ce moment-là.

En Grande Bretagne, c’est son parrain, Tom Bennett qui va le coacher et lui permettre de faire une scolarité honorable, mais c’est son père qui lui fera connaître William Blake, ce poète révolutionnaire qui marquera toute sa vie. Celui-ci lui fera découvrir que les saints sont aussi des rebelles !

Ce sont les Bennett qui vont lui permettre de voyager au long cours, de devenir polyglotte : italien, espagnol, allemand, anglais, français…, de s’ouvrir à l’art, au jazz…

Episcopalien par ses parents, anglican dans ses études à Cambridge, imprégné de catholicisme rural en France, il fait une expérience de catholicité à Rome, dans l’église de Santa Barbara…une expérience poétique. Il a 18 ans !

Cambridge est une période chaotique de sa vie, mais c’est là qu’il découvre Dante et Jacques Maritain, comme un contre-poids au génie ésotérique, hérétique, de William Blake.

A Columbia, il rencontre Mark van Doren qui va l’encourager dans ses tentatives d’écriture et lui servir de mentor. Mais c’est aussi le temps des amitiés, de vrais amitiés, dont la rencontre de Dr.Bramachari, un moine-philosophe indien.

A 23 ans, c’est la découverte d’Etienne Gilson, de Thomas d’Aquin, d’Aldous Huxley. Ces influences trouvent comme un lieu de synthèse dans W.Blake, qu’il va choisir comme sujet de thèse.

Ses contradictions internes s’apaisent à partir de là et c’est entouré de ses amis qu’il va demander le baptême catholique dans l’église de Corpus Christi.

Il est attiré par la liberté des franciscains mais ceux-ci ne l’acceptent pas à cause de son passé trouble. C’est une période où il fait diverses expériences mystiques et il se laisse attirer par l’œuvre de Catherine de Hueck, à Harlem, une œuvre sociale audacieuse. Après un temps d’hésitations, il optera pour une voie apparemment opposée : celle de la vie monastique la plus stricte, la plus séparée du monde, les Trappistes. Un désir de radicalité pour sortir des liens de son passé. Le 10 Décembre 1941, il entre à l’abbaye Notre Dame de Gethsémani, Kentucky.

Tout cela est évoqué en détail dans son bestseller « The Seven Storey Mountain ».

Cet ouvrage pourrait être la fin d’une histoire.

C’est un commencement !

William Blake n’a pas été gommé par Thomas d’Aquin.

5—Le retour aux sources

A 15 ans, il avait découvert Gandhi. Mais à Cambridge, c’est l’hédonisme qui a prévalu ; il aurait pu y sombrer. Même s’il avait découvert Blake et Maritain, même s’il était déjà poète et écrivain.

C’est à Columbia que Mark van Doren l’encourage à écrire et qu’il participe activement aux publications de l’Université et aussi à l’action sociale ; il rejoint quelque temps le Parti communiste.

Des années d’activité fébrile, d’amitiés profondes, de découvertes qui l’ont ouvert en profondeur à l’aventure humaine, dont la mystique occidentale (par l’intermédiaire d’un moine hindou !!). Quand il frappe à la porte de ND de Gethsémani, c’est en grande partie pour se libérer de l’emprise de l’hédonisme dont il perçoit la nocivité mortifère. Il sait que cela va être dur ! Il a choisi cette vie plutôt que l’activité caritative à Harlem (Friendship House). Il ne sait pas à quel point il va s’engager dans le monastère pour tout ce qui bouleverse et bouleversera son pays, les USA, et le monde, pendant les 30 ans qui suivent.

Pourtant, dans un premier temps, il ne désire qu’obéir à la Règle qu’il identifie à la volonté de Dieu. C’est comme s’il avait renoncé à penser. Les conditions de vie à Gethsémani étaient extraordinairement sévères, en été comme en hiver. L’abbé était très humain et sage, mais tout à fait incompétent en ce qui concerne la gestion matérielle de l’Abbaye.

Cependant, cet Abbé perçoit rapidement ce qui est au cœur de Thomas ; lui-même l’incite à écrire. Non seulement la reprise de son passé, mais aussi les documents qu’il rédige à partir de ses lectures d’auteurs cisterciens. Ce sera « la nuit privée d’étoiles » dont nul n’anticipe le succès lors de son édition ; ce sera un succès foudroyant et rapide. C’est en 1948, il a 33 ans.

Mais Thomas reconnaitra que ce livre laisse paraitre sa décision de vie monastique comme une fuite du monde ; il ne le renie pas mais constate à la fin de sa vie (à 50 ans) qu’il contredit sur ce point ce qu’il est devenu : si proche du monde extérieur, si plein d’empathie pour ses frères humains de tous bords.

Dans l’abbaye, il va rapidement être fasciné par la quête d’une vie contemplative réelle et féconde alors qu’il constate que ce n’est pas la priorité actuelle de la communauté. Tout cela est abordé en détail dans son ouvrage « Contemplation in a world of action) qui rassemble des interventions couvrant différentes périodes de sa vie. Il a pour cela plongé littéralement dans les œuvres des fondateurs de la vie monastique, en particulier les Pères du désert (Maxime le Confesseur…) et, bien sûr Bernard de Clairvaux.

Il constate que la vie communautaire peut s’organiser de telle façon qu’elle s’oppose à la solitude, à la quête interne d’une rencontre singulière. Cela me fait penser à Maurice Zundel, qui reconnaissait, comme Thomas, que la visée du communisme, celle de Marx, était bonne, si ce n’est cet oubli de la valeur primordiale de la dignité intérieure de l’homme. Bien que dénonçant l’aliénation produite par le capitalisme libéral.

Dans la même ligne, Thomas, bien que séduit par la consistance de la théologie catholique, continue à être interpellé en profondeur par la pensée de William Blake, le rebelle. Il va falloir qu’il concilie la communion avec ses frères moines et la solitude qui l’interpelle de plus en plus.

Par ailleurs, il se rend compte qu’en fuyant le monde, (où il a bradé sa liberté), pour se plonger dans une vie monastique, analogue à un désert, il se séparait des autres humains ; même s’il prétendait prier pour eux ! Pour lui, une telle séparation ne peut être que provisoire. Et jusqu’au bout de sa vie ce sera un sujet de confrontations douloureuses avec son abbé et la censure de l’Ordre.

Parmi beaucoup d’autres, Teilhard de Chardin et Bonhoeffer lui ont fait prendre conscience que cette fuite était contradictoire avec les perspectives évangéliques. Sa vie ne pouvait pas être juste si elle tournait le dos au monde, aux humains, à la nature.

Un des traits de son évolution dans les dix premières années de sa vie monastique est la joie de sa découverte, jour après jour, des arbres, des animaux, des oiseaux des ciels du Kentucky autour du monastère jusqu’à en faire comme son premier ermitage. Il y avait là de l’influence paternelle, mais c’était aussi une ouverture profonde de l’être qui s’y exprimait jusque dans ses poèmes.

Dans un premier temps, avant d’être nommé Maître des étudiants, et comme je l’ai déjà signalé, il s’imprègne des écrits de Saint Bernard de Clairvaux et des autres pères fondateurs cisterciens ? Il exprimera ses découvertes dans deux ouvrages : « l’esprit de simplicité » et « le Nouvel Homme ». Il tente d’y expliciter les bases de la vie contemplative, ses conditions, ses échecs éventuels ou ses malentendus. Ces aspects pédagogiques seront développés dans l’ouvrage « contemplation in a world of action », qui tient compte de ses années d’expérience avec les jeunes postulants et étudiants. C’est presque un diagnostic, sévère, de la vie monastique en Amérique de son temps ; et des propositions tenant compte de sa propre expérience. Il faudrait, bien sûr, confronter cette analyse avec ce qu’est devenu le monachisme occidental aujourd’hui, à partir, entre autres, de ses relations avec le monachisme de l’Orient.

Tout cela, il va, pendant 10 ans, l’approfondir avec les pères cisterciens : Alfred de Rielvaux, Guillaume de Saint Thierry, Guerric d’Igny, Adam de Perseigne ; à travers des documents en latin. Ce sera le fondement de ce qu’il donne en tant que Maître des scolastiques, puis Maître des novices. Ce retour aux sources du monachisme lui fait prendre conscience des difficultés que rencontrent les postulants qui se pressent alors aux portes des abbayes ; en particulier leur crise d’identité, leur immaturité humaine ; la vie contemplative ne s’ouvre qu’à des individus suffisamment intégrés dans leur humanité ! L’idéalisme, la piété, même la vertu ne suffisent pas ; même les moyens proposés par la Règle ne remplacent pas un engagement personnel qui exige une confrontation avec la solitude.

6—La paternité

En choisissant la voie monastique, Thomas choisissait une voie d’obéissance : à une Règle et à un Abbé. Comme ce qui lui permettait de sortir de la servitude dont il se savait imprégné.

Etait-ce une plongée aveugle dans la vie communautaire, une traversée d’un désert ?

Au début, certainement et radicalement.

Mais la quête personnelle, à l’intime, amorcée dès l’enfance, soutenue par sa mère et l’ambiance « artistique » de sa famille, entre en conflit avec une soumission passive à un état de vie, si juste soit-il.

C’est la liberté qu’il cherche. L’obéissance est un moyen, pour un temps ; un garde-fou librement accepté ! Il y sera toujours fidèle.

Mais il conteste de plus en plus cette emprise de la vie communautaire ; le désir de solitude grandit en lui-même. Ce sera une requête permanente qui ne trouvera sa réalisation que progressivement et seulement en 1965 de façon effective, 3 ans avant sa mort. C’est le travail d’écriture qui va être le moyen par lequel il traversera cette tension ; malgré la censure impitoyable.

Ce sera aussi l’exercice de la paternité auprès des étudiants et des novices, la découverte de l’immaturité de ceux-ci, qui le renvoie à sa propre immaturité, à son manque d’intégration personnelle. Je me suis souvenu alors de l’ouvrage de Marcel Légaut « l’homme à la recherche de son humanité » qui distinguait entre une paternité d’appel et une paternité d’autorité. Il ne pouvait pas en rester à une paternité d’autorité !

Sa lutte avec l’autorité, parfois très rude, de son abbé ; une lutte douloureuse, rémanente, qui deviendra peu à peu le cadre d’une amitié véritable !

La découverte de ce qu’est un père spirituel ; à travers sa fréquentation des écrits des pères fondateurs cisterciens, et plus tard du bouddhisme Zen et de l’hindouisme, mais aussi dans cette lutte avec l’autorité et dans son action auprès des novices. L’aspect collectif, communautaire, du monastère, de sa Règle comme moyen de sanctification, fait place à des relations plus personnelles.

Mais la paternité véritable, c’est aussi favoriser la vie fraternelle et il s’étonne de la loi du silence qui s’oppose aux échanges personnels, aux partages d’expérience. Ce qu’il perçoit vitalement c’est une paternité au service de la liberté de la personne par une intégration/maturation de tout l’être qui ne contredit pas la communion avec les frères.

Une double polarité à ajuster—une tension qui met en mouvement. Ni soumission, ni révolte. Une communion qui n’est pas conformité mais ouverture créative…

William Blake se profile derrière cette orientation. Il n’y a pas de solution générale dans laquelle se reposer et Thomas en fait l’expérience jusqu’à la fin de sa vie. C’est dans ses poèmes qu’il tentera d’exprimer le plus franchement l’intensité de ce combat.

Celui-ci lui fait prendre conscience des impasses d’une certaine philosophie occidentale—peut-être peut-on résumer cela dans le principe du Tiers exclu ! —et il préfère se tourner vers Gabriel Marcel, Simone Weil, Berdiaev, Pasternak et la poésie, sans pour autant absolutiser tel ou tel. Il s’intéresse aussi aux avancées de la science de son temps sans avoir cependant la possibilité d’en découvrir toutes les implications qui l’auraient conforté dans son orientation. (Traité de physique et philosophie. Bernard d’Espagnat, par exemple).

Il y a place pour une interpellation de l’homme à l’intime, dans le secret de son être, non conceptualisable, non réductible à une Loi qui s’imposerait comme un absolu.

7—L’ouverture à la compassion

Avant d’avoir 20 ans il avait écrit un livre sur Gandhi, mais cette influence avait été recouverte par l’hédonisme à Cambridge et Columbia.

Pourtant, dans cette université, il participe à des démonstrations sociopolitiques et rejoint pour quelque temps le Parti communiste.

Trois deuils vont le meurtrir : sa mère Ruth, son père Owen, son jeune frère Jean-Paul ; celui-ci durant la seconde guerre mondiale. A 16 ans, il était orphelin.

Ce sont Gilson, Huxley, Blake et Catherine de Hueck (la fondatrice de Friendship House à Harlem) qui le mettent sur le chemin de la compassion.

Puis les Pères du désert, du temps de son enseignement des étudiants et novices : en particulier Evagre Ponticus et Maxime le Confesseur, une tradition venue de l’Est ! Il ne s’agit plus seulement de se soumettre à la Règle, de purifier les sens et les passions mais de s’ouvrir positivement à une intégration de toute la personne et à l’amour de tout ce que Dieu a fait.

Son ouvrage « le Nouvel Homme » (1961) développe cette vision de l’humain, dans un contexte christique. Mais c’est une expérience jungienne (qu’il relate à Boris Pasternak), qui va bouleverser ses dernières résistances : Un rêve de 1958 et une intuition/vision reçue à Louisville. Un rêve qui ne convient pas à un moine car il est question d’amour pour une jeune femme ! Mais c’est par l’intermédiaire de cet amour qu’il se retrouve envahi de compassion pour tout humain dans l’expérience de Louisville, pour tout ce monde qu’il a quitté pour entrer au monastère. Plus question de juger le monde.

Sa quête de liberté en fuyant le monde devient quête de liberté en aimant les autres, en aimant toute la création. Sa soif d’expérience contemplative de Dieu ne peut plus être une expérience séparée, en quelque sorte une propriété personnelle. Elle est fondamentalement un bien commun proposé à tous, donc à toutes les voies, religieuses ou non. Pour lui, c’est devenu une condition sine qua non de réalisation.

Dès lors sa vie sera occupée par les drames de son temps, avec Martin Luther King, Dorothy Day, et ses amis : D.Berrigan(jésuite), James Forest… : l’holocauste, la guerre nucléaire, le Vietnam, l’objection de conscience, les droits des Noirs, Harlem, l’emprise desséchante de la technologie…

Sa proximité active des mouvements pacifistes sera la principale cause de ses conflits avec ses supérieurs et avec la censure de l’Ordre. Mais il sait que dans toutes ses luttes il doit rester fidèle à ses vœux, que la fécondité est à trouver dans la profondeur de son expérience de vie contemplative, dans une intégration de plus en plus complète de son être.

C’est cela, entre autres, qui va le pousser à nouer des relations amicales, intimes, avec les autres traditions : hindouisme, bouddhisme, soufisme, Tao…jusqu’à ce voyage en Asie où il rencontrera le Dalaï Lama et des lamas tibétains.

Le cœur de sa compassion ressemble à une rébellion contre tout ce qui mutile l’humain, et, en particulier, la soumission aveugle des sociétés occidentales à la technologie. Sa quête d’unité est tournée vers l’intégration de la personne, une intégration plus large, plus diversifiée que celle de la raison. Ouverte à la poésie, au symbolisme, à l’imagination, à la liberté. Ce que Blake essaie d’exprimer autour de quatre termes : instinct, raison, amour, sagesse.

Peut-être peut-on rapprocher cette démarche de ce qui ressort de l’œuvre d’Emmanuel Levinas, cet auteur juif, marqué par l’holocauste, contestant l’aboutissement de la philosophie occidentale chez Hegel et fondant la sienne sur la rencontre du visage de l’autre humain, dans sa nudité et sa vulnérabilité.

En conclusion, il me semble que l’on peut dire que, pour Thomas, la découverte de la paternité implique vraiment l’expérience de la fraternité, une fraternité qui n’est pas limitée aux proches, aux semblables. Une expérience féconde de l’altérité.

Mais il lui reste à découvrir l’amour ; il est encore limité par son identité masculine. Si incrustée dans notre culture occidentale.

8—L’intégration du féminin

Des femmes, il en avait connu beaucoup, à Cambridge et même à Columbia. Mais, dans quelles conditions !

Emotionnellement, il avait été profondément blessé par la mort de sa mère (il n’en a été informé que par une lettre), par celle de son père, mais davantage par celle de son frère Jean-Paul.

Une blessure que ses aventures érotiques n’ont pas guérie.

Et il entre à l’abbaye de Gethsémani avec ce cœur blessé. Ce n’est pas sa découverte de Thérèse de Lisieux et sa vénération pour Marie qui ont comblé ce vide affectif, sinon de façon temporaire et peut-être tordue.

Un psychiatre, Gregory Zilboorg lui fait prendre conscience sans nuances de l’état de sa psyché : le manque d’affectivité, une potentialité « semi-psychotique »…Thomas prend conscience que dans les situations qui font appel à l’affectivité, il intellectualise, il verbalise ou il tombe en dépression.

Son rêve de 1958 lui apparait comme une tentative de réparation par l’inconscient.

Il va d’abord rencontrer deux jeunes femmes., puis découvrir Emily Dickinson ; d’autres rêves lui sont donnés en 1964 (une princesse chinoise). Son langage au sujet de la femme se réfère maintenant à Jung. Il se rend compte que ses aventures amoureuses antérieures étaient fausses, superficielles, incomplètes…et il revient alors et de plus en plus dans ses diaires sur cette relation au féminin, par exemple, en se souvenant de son amour pour son amie et éditrice Naomi Burton Stone.

Pourtant, durant sa vie monastique, il a connu beaucoup de femmes de tous bords, dont, par exemple, Joan Baez. Des amitiés, bien sûr ; mais il manquait quelque chose d’essentiel.

Il va, en Mars 1966 s’amouracher de l’infirmière qui s’occupe de lui à l’hôpital, à l’occasion d’une opération importante du dos. Le problème c’est que c’est réciproque ! Il va falloir un an de luttes intérieures, de situations scabreuses, de confessions à son abbé, pour qu’il parvienne à intégrer cet amour, sans blesser cette femme, sans hypothéquer son avenir. Lui, il est devenu pour beaucoup une personne publique, une référence ; il ne s’appartient plus !

Mais « Pour être un moine totalement intégré, il avait à être un humain totalement intégré, à accepter son vide émotionnel et son désir d’amour partagé, au-delà des sublimations, abstractions d’un amour platonique ».

Notre société qui bafouille encore quant à la place de la femme dans l’aventure humaine, a du mal à reconnaitre l’altérité fondamentale de celle-ci. Ce n’est pas qu’une complémentarité, si noble soit-elle ! C’est aujourd’hui un défi à relever qui n’est pas porté seulement par les féministes et une revendication de droits égaux à ceux des hommes.

9—Sagesse et liberté

Thomas est un homme ordinaire—si ce n’est son talent d’écrivain.

Son corps est malade et il est psychologiquement fragile ; plusieurs fois au seuil de la dépression. Pas du tout un surhomme.

Peut-être peut-on discerner dans l’acceptation de cette fragilité, dans cette instabilité foncière, le moyen qui lui a permis de ne pas se laisser enfermer dans ce qui tend à figer nos vies dans des univers clos, qui peuvent être satisfaisants, riches, dynamiques mais, en définitive, « suffisants ».

La vie de débauche de l’étudiant en était un.

Le monastère, malgré la rudesse des conditions de vie, pouvait en être un autre.

Son engagement sociopolitique, sa protestation véhémente contre les dérives de la société américaine et de la hiérarchie catholique étaient aussi un tel univers, moralement satisfaisant.

Ses succès de librairie, bien sûr.

Son aventure amoureuse, si profonde soit-elle, à la fin de sa vie.

Et, bien sûr, le cadre dogmatique de sa religion. Même s’il n’en contestait pas les fondements.

Aucun de ces univers n’a pu le retenir. Il est toujours revenu à la solitude, à la méditation, à la prière, au silence et à la nature, attiré vers la profondeur, vers une intégration toujours plus simple au cœur de laquelle il éprouvait la joie d’une rencontre, « à l’obscur ».

Il est venu au monastère en quête de libération, en acceptant tous les moyens que propose la Règle ; il sait que ces moyens sont bien ajustés, sont nécessaires pour fonder solidement les bases d’une vraie liberté : silence, sobriété, obéissance, travail manuel, vie communautaire, méditation…

Il vérifie, lors de son voyage en Asie et par une abondante correspondance avec des représentants des principales religions que ceci constitue comme un fond commun, dont la mise en œuvre peut varier selon les cultures locales, le contexte.

Même les marxistes qu’il a connus lui font comprendre que leur propre vie est comme une ascèse, qu’ils sont aussi des moines, sur une autre voie. Il abordera cela dans la conférence qu’il donnera à Bangkok le jour de sa mort.

Malgré cette acceptation de la Règle, il va cependant contester le caractère définitif des vœux et proposer que tout un chacun, à condition d’avoir déjà une certaine maturité humaine, puisse utiliser ces moyens—dans une vie monastique appropriée—pendant une période limitée en vue de poser les bases de sa liberté. Cela est resté, en ce qui le concerne, à l’état d’hypothèse.

N’y a-t-il pas aujourd’hui, dans nos sociétés, une quête multiforme dans cette direction à travers les groupes de méditation, yoga, retour à une vie simple loin des villes, pèlerinages, retraites…et tout ce qui touche à la place du travail.

Pour lui, il était possible d’aller vers un « nouvel homme », une vie « autre ». Ceci a fait l’objet d’un ouvrage, écrit au début des années 60, donc encore très imprégné de ses travaux destinés aux novices ; un ouvrage très christique, à lire dans ce contexte. Mais un hymne à la liberté possible, comme destination originelle de l’homme. Ce « nouvel homme » n’était pas confiné à l’expérience de l’Occident ! Cela, il a été le vérifier sur place par ses rencontres en Asie. Mais il n’a pas eu le temps d’aller au bout de cette démarche et de nous en donner les conclusions. Celles-ci sont en filigrane dans l’ensemble de sa vie.

Qu’est-ce donc que la vie contemplative, se demande Thomas, dans l’ouvrage « Contemplation in a World of Action » ?

Ce qu’il en dit est fondé sur son expérience et ce qu’il a pu vérifier chez les témoins des autres Voies :

Elle est gratuite et personnelle : ce n’est ni le produit d’un savoir et d’un volontarisme, ni le résultat automatique d’une obéissance stricte à une Règle.

Elle n’est pas réservée aux religieux

Elle n’a rien d’exceptionnel. C’est au contraire une vie simplifiée, unifiée, apaisée où l’individu est en paix avec les autres et avec la nature aussi bien qu’en lui-même.

Toutes les idoles sont contestées, même celles qualifiées de religieuses.

Il ne reste que l’intuition d’un appel à la liberté dans une vie vraie et juste. L’intuition d’une rencontre possible. Avec des modalités propres à chaque Voie.

La Voie christique affirme que, dans le conflit entre la Loi et la liberté, Dieu est du côté de la liberté, de la spontanéité de l’enfant. C’était aussi au cœur des Ecritures juives.

10—En résumé ? Que nous dit Thomas Merton aujourd’hui ?

Le monde est dans une situation ambivalente : les humains sont attirés par une Vie accomplie et libre mais ils sont tous plus ou moins complices de forces et de décisions qui s’opposent à cette Vie.

Il en a fait lui-même l’expérience, en lui-même, dans sa vie étudiante, dans le monastère, dans son église, dans la société américaine, à travers les conflits auxquels il a participé.

Le choix radical de la vie monastique a été pour lui le moyen de s’extraire de cette servitude ; tout homme, là où il est, peut trouver des moyens appropriés mais pour beaucoup c’est un défi insurmontable.

Le monastère, lui-même, n’est pas une garantie ; pas plus qu’une famille, une religion, une culture. Chacun, à titre personnel, doit tenter un retour aux sources, aux sources de l’humain, dans l’histoire et en lui-même. Il n’y a pas de solution générale. Il doit en particulier, dans sa marche en avant, trancher entre la loi et la paternité, soit en position d’enfant, soit en position de père.

Toute société tend à être exclusive—et le monastère aussi. Comme Thomas l’a fait et comme le Bouddha l’a fait, l’homme en quête de liberté doit s’ouvrir pleinement aux autres humains dans l’état où ils sont. Il n’échappe pas, ce faisant, à un combat en lequel il engage sa vie.

Enfin, il doit découvrir, en ce qui concerne l’homme (masculin) la vraie place de la femme, du féminin, de la Sagesse…pour parvenir à unifier réellement son être.

Combien de chantier pour aujourd’hui !

Mais un message positif, encourageant, prophétique, ouvert sur un espace infini, sur une Vie bonne et créative. Une possibilité offerte mais pas sans avoir à déposer bien de nos prétentions. Pour chacun il y a des temps favorables.

Références en français :

Réflexions d’un spectateur coupable

Le Nouvel Homme

Zen, Tao et Nirvana