Sens et urgence du dialogue interreligieux – intervention de Jérôme Vignon au colloque de Fontevraud

Encouragée par le Conseil régional des pays de la Loire, une institution républicaine laïque, l’association Tibhirine nous a conviés, associations et acteurs très divers du dialogue interreligieux, pour mieux en connaître les développements, pour en comprendre aussi les enjeux.

D’où vient cette convergence entre « une culture nouvelle du dialogue inter religieux et la re-naissance de la démocratie? Elle est d’autant plus notable que souvent, comme nous l’entendons parfois dans la présente campagne électorale, le religieux se trouve convoqué par le discours politique d’une manière peu respectueuse de sa spécificité, au besoin pour attiser de vieux ressentiments.

J’aimerais, à titre préliminaire parler du sens du dialogue inter religieux en évoquant brièvement l’origine de certains malentendus qui travestissent ou trahissent le religieux dans les discours politiques (1).

Puis je souhaiterais vous faire partager la compréhension d’une convergence heureuse , propre sans doute à notre époque , entre, d’une part,  l’importance que revêt pour les religions la mise en œuvre de patientes initiatives de dialogue régulier (2), et d’autre part l’utilité que revêt le dialogue inter religieux pour les autorités publiques, au regard de leurs missions propres .   (3).

Car si le dialogue inter religieux est d’abord le fruit d’une initiative des religieux eux-mêmes, il est remarquable de constater que cette initiative reçoit l’encouragement, le soutien des autorités publiques comme aujourd’hui à Fontevraud, et nous l’avons entendu de la bouche de Jacques AUXIETTE, avec quelle force , avec quelle profondeur lorsqu’il associait religion et naissance de la démocratie.

 

1 Aux sources d’un malentendu

J’aimerais évoquer deux circonstances qui montrent le risque d’un malentendu pour les discours tenus dans la sphère publique, lorsqu’ils traitent du religieux ou des religions.

Le premier exemple concerne la thèse devenue célèbre de Samuel Huntington, exprimé dans «Le  choc des civilisations». Selon le politologue américain « Dans ce monde nouveau, la source fondamentale et première de conflit ne sera ni idéologique ni économique. Les grandes divisions au sein de l’humanité et la source principale de conflit sont culturelles. Les États-nations resteront les acteurs les plus puissants sur la scène internationale, mais les conflits centraux de la politique globale opposeront des nations et des groupes relevant de civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique à l’échelle planétaire. Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front des batailles du futur ».

Ainsi, selon HUNTINGTON, puisque le conflit et la guerre sont inhérents aux relations entre les sociétés humaines et comme toutes les motivations qui résidaient dans les conflits idéologiques, se sont éteintes avec la chute du mur de Berlin, il faut trouver pour les alimenter le conflit et le guerre des oppositions irréductibles : quoi de plus  irréductible que l’antagonisme insurmontable entre les civilisations, puisqu’il repose sur l’antagonisme des conceptions religieuses qui les sous-tendent ? Nous serions donc, pour le 21ème siècle, voués au choc des « civilisations »,  pour ne pas dire directement au choc des religions.

Autre exemple de malentendu, je me souviens d’un grand colloque organisé à Lyon  par les Semaines sociales de France, au cours duquel une éminente sociologue des religions, Danièle Hervieu-Léger a suscité une certaine émotion dans l’auditoire. Elle annonçait que l’adhésion religieuse comportait  une dimension qui vouait de prime abord à la désunion et au conflit, du fait du caractère exclusif créé par l’appartenance religieuse. Sans doute voulait-elle mettre en garde, non vis-à-vis du phénomène religieux en général, mais contre les réflexes identitaires qu’il peut nourrir. Pour beaucoup de nos concitoyens cependant, le fait de se réclamer   d’un absolu par nature singulier, ne souffre aucun compromis. Autrement dit, le phénomène religieux, certes aujourd’hui pacifié par les lois de laïcité, devrait  être tenu à distance de la sphère publique, confiné au seul domaine privé, car il contiendrait en soi le germe d’une discorde.

Ce qui relie ces deux expressions émanant de spécialistes des sciences humaines, par ailleurs fort respectables, c’est  l’exclusion par construction de la dimension de transcendance liée au religieux. Or de cette  dimension surgit précisément sa capacité d’ouverture. Les croyants sont ouverts à un « infini, », un « indicible «, comme l’étaient jadis les moniales de cette abbaye de Fontevraud. Cet indicible crée en eux une brèche, une ouverture d’où ils reçoivent le sens de leur existence et en même temps la capacité de s’ouvrir à un autrui différent, croyant d’autres religions ou convictions. A moins, bien entendu, que leur façon de croire ne relève d’une forme d’intégrisme ou de fondamentalisme religieux : un travers que connaissent toutes les religions  mais que l’on ne saurait, sauf à  trahir gravement la nature du fait religieux, confondre avec  la  foi religieuse.

Autrement dit, il faut accepter de parler du religieux avec la plénitude de sa dimension transcendante,  en usant d’un langage de « raison ouverte à la vérité de l’être », au-delà de ce qui est mesurable, et notamment en incluant ce qui se communique par l’art , le chant , l’architecture , ou l’intuition de BERGSON, alors on commence à réaliser qu’il est possible de rechercher en Dieu le salut, selon les voies d’une tradition et d’une sagesse acquises dans une communauté de foi, tout en étant aussi capable de reconnaître dans l’autre, croyant, quelqu’un qui lui aussi cherche , lui aussi est ouvert à ce Dieu transcendant et inconnu. Il me donne à voir, ou me confirme dans sa différence quelque chose qui est important pour ma propre recherche.

Cette dimension d’ouverture du religieux aux autres religions fonde d’une manière générale, au-delà du religieux, ce qu’on appelle tolérance. Mais le religieux ajoute à la tolérance  passive une note de curiosité active. « Il m’importe, à moi croyant, de savoir comment tu crois et ce que change dans ta vie le fait que tu sois croyant, car cela me parle de ce Dieu que je cherche ».

Disons tout de suite que le langage qui permet cette ouverture et cette curiosité mutuelle entre les religions sera lui-même marqué par la tradition théologique  propre à chacune d’elles . Pour moi, par exemple, qui suis catholique, je serai marqué par les paroles de saint Paul dans l’épitre aux Galates et qui fondent cette ouverture dans la fraternité en Christ. Je crois, comme catholique, que le Christ est la vérité, la voie et la vie qui me conduisent vers Dieu ; ce qui veut dire que je suis en chemin vers un Dieu que je ne connais pas, pèlerin en marche vers la vérité , comme l’a si bien dit ce matin Jacques HUBERT. Sur cette route, je peux recevoir du monde et particulièrement d’autres croyants et incroyants des traces, des indices qui me parlent de ce que je cherche. Bien évidemment, ces références que j’emprunte à Saint Paul , à saint Jean, ne conviendront pas à un croyant juif, musulman ou bouddhiste. Pourtant, ils sont eux aussi sensibles à la présence transcendante du divin, y compris chez ceux qui ne partagent pas leur foi, ainsi que l’attestent les conversations parfois bouleversantes entre les moines de Tibhirine et leurs interlocuteurs musulmans, telles qu’elles nous ont été rapportées par des témoins.

 

2 Notre temps invite les religions au dialogue entre elles.

Ceci nous conduit à la première branche de la convergence que j’annonçais. :

Notre temps, celui de la mondialisation,  provoque les religions au dialogue entre elles.  Bien loin d’être le théâtre principal d’un choc de civilisations, la mondialisation, c’est à dire le brassage des peuples et de leurs religions, met en présence, non seulement des institutions religieuses, mais surtout des croyants et donc des formes de présence à Dieu.

Lorsqu’elles dialoguent entre elles les religions ne cherchent pas à se persuader mutuellement qu’elles détiennent la vérité : ce serait alors l’impasse dénoncée par les sciences positives. Elles désirent échanger sur la façon dont elles reçoivent  respectivement la Parole qu’elles ont charge de transmettre et de vivre. Du point de vue des religions elles-mêmes, le dialogue inter religieux est un voyage hors des frontières institutionnelles, afin de découvrir mieux l’immensité du don de Dieu.

Cette immensité se découvre non pas tant au travers des dogmes et des formulations  juridiques de la foi, mais sans doute davantage au travers des actes que la foi conduit à poser. Le dialogue inter religieux va donc porter sur ce qui conduit les religions à soutenir des biens essentiels, des biens communs de l’humanité, tout particulièrement la recherche de la paix, au-delà des différences, c’est-à-dire exactement le contraire de ce que prétendait Huntington.

Le  dialogue inter religieux est un dialogue sur les fruits de la vie religieuse, sur les actes de bonté et de justice auquel elle incline les personnes qui se confient à Dieu. Cela encore nous a été dit par les exemples qui nous ont été décrits ce matin. Mais je peux aussi l’illustrer par trois exemples qui m’ont touché:

  • La démarche même des moines de Tibhirine.  Moines bénédictins, ils n’avaient pas du tout l’ambition de convaincre ou de convertir des villageois. En revanche ils parlaient avec eux de ce que l’esprit religieux dit de l’amour entre un homme et une femme , ou encore de ce qu’il porte à vouloir soigner les malades , ou tout simplement à partager la joie des évènements familiaux . Après mûre réflexion ils ont décidé de lier leur sort à celui des villageois, estimant que le sens profond de leur engagement religieux se trouvait dans cette part essentielle d’humanité présente chez ces hommes, ces femmes, ces enfants, pris en otage d’un conflit n’ayant rien à voir avec l’authenticité de leur foi musulmane et menaçant l’intégrité de leur vie.
  • Les Rencontres d’Assise, initiées en 1986 par le Pape Jean Paul II ont été reprises par son successeur, Benoît XVI, qui a salué le fait que « des hommes et des femmes de différentes religions » éprouvent « le besoin permanent de témoigner ensemble que le chemin de l’esprit est toujours un chemin de paix ». Cet enjeu de paix est pour chaque religion le signe qu’elle marche sur un chemin de vérité. Les Rencontres n’ont débouché sur aucune avancée en matière théologique, mais elles ont sans doute conforté chaque partie prenante dans sa conviction que la recherche de la paix n’était pas vaine, car elle fait partie, encore une fois,  de cette part commune qui permet à chaque religion de penser l’humanité comme un tout. Tout le monde n’a pas eu la possibilité d’assister aux rencontres d’Assise. Beaucoup cependant se souviennent de leur mise en scène par Robert HOSSEIN, dans un immense spectacle consacré à Jean Paul II. Elle donnait à comprendre que la pointe du dialogue entre les religions n’est pas exactement un dialogue, mais une écoute conjointe dans ces moments de silence qui suivent la prière de chaque religion. Dans ces moments, tout se passe comme si une Parole faisait son chemin et gagnait les coeurs, croyants et incroyants, dans une forme de communion.
  • C’est aussi le fruit et l’intention me semble- t- il, d’initiatives telles que celle de l’Amitié judéo-musulmane de France. Elle fait circuler dans plusieurs grandes villes françaises un bus de l’amitié, avec à son bord un rabbin, un imam, une psychologue interculturelle et un animateur, pour sensibiliser notamment les jeunes aux problèmes des discriminations. Elle leur rappelle, pour la plus grande joie de tous,  qu’ « on se ressemble plus qu’il ne semble». L’ambition de l’association, selon l’imam Mohammed Azi,  «est de briser les tabous et les préjugés qui entourent nos religions. Le thème de la paix est développé par le judaïsme et dans les textes fondamentaux de l’islam; d’ailleurs cette religion appelle à un dialogue constructif avec les gens du livre.»

Mais il y a plus, pour les religions dans ce dialogue.

De quoi s’agit-il?

Dans le dialogue inter religieux, chaque partie prenante trouve l’occasion d’approfondir la transcendance dont elle se  nourrit, en élargissant l’écoute, la recherche, la découverte de ce Tout-Autre qu’elle honore. Et cela s’accomplit, même si chacune conduit différemment  selon  sa tradition, sa  culture, son histoire cette recherche.

Mais cette démarche suppose qu’il y ait esprit de recherche et de découverte. Une conception intégriste ou fondamentaliste  du religieux, hostile par principe à toute nouveauté, convaincue de posséder non seulement la seule vraie foi, mais la vraie foi dans sa totalité, ne peut s’engager dans un dialogue. Le dialogue inter religieux est presque par nature incompatible avec le fondamentalisme de quelque religion que ce soit. Mais réciproquement, le dialogue inter religieux renforce dans chaque religion une pratique ouverte à la contextualisation, c’est-à-dire à la critique de la tradition. Le simple fait de converser avec autrui oblige à revenir à l’essentiel, et donc à débusquer le contingent.

Ce qui souligne une seconde motivation du point de vue du religieux, de l’attachement au dialogue. Dans ce temps où les identités culturelles sont mises à l’épreuve de la mondialisation , en cette époque d’une culture individualisante qui déprécie les conduites morales de retenue , de jeûne , de générosité, conduites qui sont comme la nourriture quotidienne du religieux , le risque est grand pour ce dernier de s’ériger en contre-culture et de vouloir accaparer les personnes , de les priver de leurs libertés de jugement. La religion est au risque de devenir une identité exclusive, une marque d’appartenance qui sépare et clôture. Face à ce risque d’intégrisme, le dialogue inter religieux démontre au contraire la nature profonde de l’appartenance religieuse, empreinte d’une tolérance active. Le dialogue devient ainsi la source d’une respectabilité due au fait qu’il promeut un bien essentiel à tous. Ainsi reconnues ensemble par tous, les religions méritent, sans l’exiger un respect qui les conforte à l’égard des tentations intégristes et leur permet de grandir chacune selon sa propre tradition.

 

3 Les sociétés en attente du dialogue inter religieux

En soulignant ce bien essentiel à tous que promeut le dialogue entre les religions, j’en viens à la seconde branche de la convergence.

Cependant que le dialogue inter religieux  connait une vitalité nouvelle, du fait des circonstances d’évolution de nos sociétés, celles-ci  particulièrement en Europe appellent un développement de ce dialogue. Oui, dans des sociétés laïques, pluralistes comme les nôtres, les pouvoirs publics suscitent, encouragent  des formes quasi institutionnalisées de dialogue. On peut dire que le dialogue inter religieux répond à un besoin social, en donnant à ce qualificatif un sens large .Il y a à cela au moins deux grandes catégories  de raisons:

En recherche de fondements pour un droit supranational

La première tient à l’importance du droit supra national. En Europe particulièrement, nous sommes devenus conscients de ce que des règles, lois ou directives, de caractère supranational, nous sont devenues indispensables pour exister dans le monde en tant qu’ensemble géographique, historique et culturel.

Dispersés, réduits à nos souverainetés nationales, nous subissons très fortement la loi d’ensembles puissants ou émergents. Rassemblés, nous contribuons à établir cette loi. Mais ce rassemblement exige à son tour que nous élaborions démocratiquement dans le cadre d’institutions européennes, des règles communes. Depuis une quinzaine d’années, cette intégration politique va bien au-delà de simples règles commerciales. Elle touche l’environnement, les migrations et l’asile, la protection du travail et des travailleurs, une part notable de la politique étrangère.

Mais sur quelles bases de valeurs communes, sur quels principes fondamentaux, établir le cadre de ces règles communes ? On ne peut ici se reposer sur des circonstances historiques communes, ou sur un fond commun de conscience religieuse, puisque justement, à cet égard, au sein de l’Union européenne, nous différons.

Lorsque la loi commune aborde des questions qui touchent au sens de l’existence, un travail de construction des valeurs est nécessaire. Dans ce travail, les religions  et les convictions philosophiques, qui ont pris part, d’une façon ou d’une autre, à la formation des consciences morales dans chaque pays, sont sollicitées particulièrement. Or cette sollicitation a d’autant plus de poids et de crédibilité qu’elle s’effectue dans le cadre d’un dialogue préalable qui fait ressortir,  chaque fois que cela est possible, le commun d’humanité qui relie les religions et les convictions philosophiques.  Le dialogue inter- religieux est une sorte de témoin de ce commun d’humanité que partagent  des peuples de culture différente, souvent à leur insu du fait de la sécularisation. Par le dialogue s’effectue ce travail de mémoire de la conscience commune, dont les institutions politiques ont besoin pour éclairer la règle.

Le souvenir de Tolède 1996.

J’ai eu personnellement la chance de devoir organiser, à la demande d’un président de la Commission européenne, Jacques Santer, le premier dialogue européen entre les trois principaux courants religieux présents en Europe : chrétiens, juifs et musulmans.

Cette expérience personnelle fut conduite en 1996 à Tolède en Espagne, qui fut le berceau d’une cohabitation active entre ces religions. Elle devait durer une semaine pleine de discussions. En l’espèce, le demandeur était la Commission européenne, chargée d’élaborer des initiatives politiques représentant l’intérêt général des nations. Nous avons sollicité des représentants de ces trois grands courants religieux, pour  tenter d’échanger  et, si possible, de faire des recommandations sur ce qu’il convenait d’attendre d’un cadre politique européen sur trois sujets : la recherche de la paix (c’était une époque où l’on fondait de grands espoirs sur la coopération euro  méditerranéenne) , l’éducation (quels devaient être les fondements dune éducation universelle et d’excellence , dans une Europe au défi de la concurrence internationale) , l’égalité hommes / femmes ( qui cessait à l’époque d’être seulement une question économique pour devenir une question de société).

Disons-le tout de suite, les conclusions de cette rencontre, qui fut parfois difficile, car c’était la première du genre, n’ont pas reçu un immense retentissement extérieur. L’assassinat d’Isaac Rabbin par des extrémistes,  survenu presque en même temps, a ruiné pour longtemps le projet de faire de la dimension culturelle un axe de  coopération euro méditerranéenne. En revanche, je n’oublierai pas le fruit porté par ses conclusions à l’intérieur des services de la Commission. Du fait de leur caractère ouvert, pas toujours consensuel, elles furent lues avec grand intérêt  par les fonctionnaires rédacteurs de textes, justement parce quelles ne pouvaient être soupçonnées de défendre telle ou telle religion : elle témoignait d’une part commune d’humanité.

Reconnaître la contribution des communautés à la citoyenneté

La seconde motivation des pouvoirs publics concerne tout spécialement le pays où nous nous trouvons, la France. Vous n’ignorez pas que l’on y a par tradition une conception stricte de la laïcité Tout en préservant ce droit fondamental qu’est la liberté religieuse , le droit de pratiquer le culte de son choix, notre laïcité est particulièrement soucieuse d’éviter le prosélytisme , de tenir  les pouvoirs et les influences religieuses à distance de la vie publique , dans le but de préserver l’égalité de tous devant  la loi.

De là découle chez nous une tension que l’on n’observe pas à ce degré dans d’autres pays entre :

  • D’une part,  le droit au nom de la liberté d’expression religieuse de marquer son adhésion à un culte, une conviction, par des signes, voire des prises de position qui en soient le reflet.
  • D’autre part, la suspicion à l’égard de ces manifestations lorsqu’elles paraissent  singulariser une communauté religieuse, l’extraire en quelque sorte du droit commun.

Très vite en France, les communautés peuvent être suspectées de communautarisme, c’est-à-dire de l’entorse à la République consistant à créer des espaces où la loi républicaine, d’essence universaliste,  ne s’applique pas, où les individus ne jouissent pas des libertés communes. Encore tout récemment, sur les ondes de France Culture, un chroniqueur influent et sourcilleux de laïcité en venait à regretter que lors de la première guerre du golfe, les responsables religieux en France aient été remerciés par le Président de la République pour avoir, par leurs interventions apaisantes, contribué à ramener l’ordre et le calme. Ce président ne venait-il pas d’avouer que la République n’était pas capable d’assurer le respect de la loi auprès de tous les citoyens, reconnaissant ipso facto des « pouvoirs communautaires » concurrents du sien?

Pourtant, les appartenances à des communautés religieuses, les appartenances confessionnelles font partie de ce qui permet à l’individu de se construire, d’être initié aux valeurs humaines fondamentales qui lui permettront de devenir citoyen. Les communautés religieuses n’ont évidemment pas d’exclusivité dans ce rôle de formation de la conscience. Elles y contribuent cependant de façon éminente, bien au-delà de leur sphère directe d’influence, comme le reconnait la loi de laïcité en instaurant le recours possible à des aumôniers dans tous les lieux où l’existence humaine est précaire ou en voie de se construire, l’école, l’hôpital, l’armée, les prisons.

Dans notre pays, sans doute encore plus qu’ailleurs, le dialogue inter culturel constitue le moyen pour l’autorité républicaine neutre, mais soucieuse de formation des consciences libres, de reconnaitre cette contribution du religieux à la citoyenneté, sans risquer de sortir de son indispensable neutralité. Ne se présentant pas en tant que communauté , mais en tant que porteuses de sens , et plus encore porteuses au-delà de leurs diversités d’un sens commun, les  parties prenantes à ce dialogue rendent aujourd’hui un immense service à notre pays , en difficulté pour transmettre aux générations montantes les convictions morales de respect de dignité , de solidarité , de service et de goût de l’autre par lesquelles s’est construite dans le passé la conscience nationale.

Les évènements récents, si douloureux que nous venons de vivre à Toulouse, soulignent encore l’actualité de ces propos. C’est ensemble, d’une voix commune, que les religions ont pu manifester leur compassion avec les victimes, ensemble qu’elles ont dénoncé une violence qui est à l’opposé des voies qu’elles célèbrent et qu’elles éduquent.

Il est plus que jamais nécessaire, aujourd’hui dans notre pays, en France comme en Europe, d’éviter que les religions ne soient entraînées dans la seule défense de leurs droits ou de leurs singularités. Car on a besoin d’elles sur un autre plan, pour faire vivre et montrer ces biens communs d’humanité que sont la recherche de la paix, le soutien des faibles, l’entraide, le dialogue entre les générations, la coopération entre les voisins, en un mot la fraternité indispensable au vivre ensemble en République.

Voici pourquoi, en définitive chers amis, le dialogue inter religieux est d’une intense actualité, pourquoi  il est une promesse pour l’avenir. Voilà pourquoi il a vocation à servir de moteur à ces conseils locaux de la fraternité que Paul Thibaud, ancien président des Amitiés judéo chrétiennes, appelle, avec les Semaines sociales de France, de ses vœux.

Voici pourquoi il convient qu’en aucun cas vous ne vous découragiez, face aux conditions parfois arides de la tâche qui nécessite, en effet de l’abnégation, de la curiosité pour autrui, de la modestie. Ne  sont-ce pas là en définitive, les remèdes aux excès qui nous ont valu cette crise dont nous aspirons à nous libérer ?

Ainsi, en tous cas, pourrions-nous aussi faire retentir dans notre cœur ce « Merci, où tout est dit » rédigé en forme de Testament spirituel du Père Christian de Chergé, adressé à ses amis d’hier et d’aujourd’hui.

Jérôme Vignon